Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rasse unie, puis, se précipitant à travers une étroite fente de rochers qui la réduit à la largeur d’un ruban, elle se déploie en gracieux éventail. Un bassin creusé au pied du rocher reçoit le torrent, qui s’en échappe bouillonnant, écumant, et court alimenter les scieries.

D’où vient l’inégalité des destinées entre ces cascades? demandions-nous. A celle-ci le travail mercenaire, pendant que l’aristocratique Reichenbach, oisif, infatué, solennellement se mire dans la glace de ses eaux. On lui a bâti tout exprès un hôtel somptueux, plus haut un pavillon de plaisance. Pour l’admirer de près on paie une taxe, un joueur de cor lui fait de la musique. Ses sœurs, jour et nuit assujetties à un dur labeur, vont moudre la farine, scier les planches. Où est la vraie égalité? Pas même entre cascades.

Quand le soleil s’abaisse, nous explorons notre domaine. A un quart d’heure du nouveau pont de l’Aar, en face du Reichenbach, le pays prend un caractère plus sauvage; les rochers surplombent le chemin, interceptent la vue, aiguillonnent la curiosité. On veut tourner au plus vite le feuillet, comme dans une lecture qui vous passionne, voir ce qui vient après, comment cela finit. La vallée se resserre. Un petit bois de sapins apparaît à gauche; sur la hauteur, le Kirchet s’avance comme un îlot entre la vallée de Meyringen et celle d’Oberhasli, ou plutôt comme un mur mitoyen qui sépare deux contrées d’une nature toute différente.

Dans ces merveilleux paysages suisses, une chose me frappe : un grand paysage en contient souvent un autre plus petit d’un genre tout opposé. Tel est ce ravin enchâssé comme un médaillon dans le grand tableau que nous avons sous les yeux. De la place où nous voilà, nous apercevons encore l’entrée des deux vallées, le Reichenbach de profil, les glaciers qui dominent Imgrund, puis au milieu de ce cadre imposant un petit paysage en miniature. Notre ravin vert émeraude est tout émaillé de fleurs; ses contours fins dessinent des golfes, des promontoires. Le Kirchet, avec son bois de sapins et ses rocailles, figure une décoration artificielle de jardin, tant les proportions en semblent petites, comparées aux masses environnantes qui l’écrasent. Pour arrière-plan à notre miniature, un éboulement de sable, une ceinture de roches grises, affectent l’austérité et la désolation d’une multitude de Saints-Gothards nains.

On venait de faucher la prairie; sur ce tapis de verdure, trois chalets mignons brillaient aux derniers rayons du soleil; chacun a son jardinet où fleurit la balsamine rouge et blanche, le grand tournesol, et où s’enroulent sur leurs thyrses les pois de senteur. A la façade des chalets achèvent de mûrir des gerbes suspendues, l’échelle est dressée contre le grenier ouvert; derrière l’habitation sont les instrumens aratoires, petits traîneaux, bois de construction, barils, poutres, pieux qui serviront à bâtir un autre chalet et à réparer l’ancien. Sur le toit, de grosses pierres semées à intervalles égaux le défendent contre les coups de vent furieux