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figure-t-on Tite-Live tirant du meurtre de Virginie un argument contre la domination des hautes classes ? S’il était permis de nommer Prescott aussitôt après de tels modèles, nous dirions que, sauf la différence nécessaire des temps et des lieux, Il a su donner à ses œuvres la même empreinte d’inaltérable sérénité. Comment en aurait-il été autrement, et comment se serait-il laissé envahir par des préoccupations étrangères, lui qui, vivant au milieu de son temps comme n’en étant point, fermait inexorablement l’oreille aux bruits du dehors, aux clameurs des partis, et, enfermé dans son cabinet, ne prenait, il le disait lui-même, aucun intérêt aux discussions politiques, si elles n’avaient trait à des événemens ou à des personnes ayant au moins deux siècles d’âge ? Il ne faudrait pas cependant s’imaginer qu’il y ait dans la manière de Prescott une recherche affectée de simplicité, ni qu’il soit tombé dans l’erreur de prendre pour modèle le parler naïf de nos anciens chroniqueurs. Prescott avait un talent trop grand et trop simple pour se complaire en de pareils procédés. Joinville et Froissart ont pu être en leur temps des historiens de premier ordre, il n’en faut pas moins aux lecteurs de nos jours une nourriture plus substantielle que leur inimitable bavardage. Prescott le savait bien, et il excelle à mêler dans une juste proportion au récit des faits les considérations générales ; mais, quoi qu’il fasse et quand même il semble un moment s’égarer loin de son sujet en s’élevant au-dessus, partout, toujours il demeure historien rien qu’historien. Jamais le philosophe, jamais l’homme politique, ne viennent mettre la main à l’œuvre, et, sans la gâter peut-être, porter du moins atteinte à son unité en y laissant la trace d’une empreinte étrangère. Conter est toujours la grande affaire de Prescott, conter avec intelligence et gravité, sans puérilité et sans afféterie, mais conter cependant, c’est-à-dire rendre la vie aux personnes et aux choses d’autrefois en se complaisant sans arrière-pensée dans le spectacle de l’activité humaine. Si parfois il relève son récit par quelques ornemens étrangers, si par quelque comparaison gracieuse, par quelque poétique rapprochement, il colore la gravité de son style, c’est toujours avec une mesure parfaite, avec une exquise sobriété qui n’enlève rien à l’harmonie sévère de l’ensemble.

Prescott demeura fidèle jusqu’à la fin à cette réserve pleine d’art. Jusqu’à la fin aussi, il fut assez heureux pour qu’aucun orage ne vînt troubler l’atmosphère paisible dans laquelle il aimait à vivre, et dont son cœur et son talent avaient également besoin. Une seule fois il sacrifia volontairement la monotonie de ses habitudes pour mettre à exécution le projet, longtemps caressé, d’un voyage en Angleterre ; mais il ne put supporter un long séjour loin du toit do-