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elle point de nature à troubler l’historien dans son œuvre? Pareille arrière-pensée ou pareil retour ne doit-il point altérer de temps à autre la sérénité et la clairvoyance de son jugement? A parler franchement, nous le croyons un peu. Sans doute l’école que l’on peut appeler l’école politique a produit de notre temps des œuvres admirables, et il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour méconnaître tout ce que la flamme intérieure de l’homme de parti donne de chaleur et de vie aux récits de l’historien. Allons plus loin : suivant toute probabilité, la lumière n’aurait pas été portée dans l’obscurité de nos annales et les brouillards de la légende ne se seraient point dissipés si vite devant le grand jour de la vérité, si l’espérance de renouer au profit de leurs doctrines la chaîne interrompue des traditions nationales n’avait soutenu le courage de ceux qui les premiers, par leurs laborieuses recherches, répandirent la clarté sur la nuit de nos origines politiques. Quand même ils seraient convaincus de s’être mis à l’œuvre avec quelques idées préconçues, la vérité historique n’en aurait pas moins de grandes obligations à ces hommes dont l’instinct merveilleux devina que le passé de notre France n’était point ce que les théories monarchiques le voulaient faire, et qu’en parlant d’indépendance, de garanties, de liberté, au lieu de balbutier des mots nouveaux, elle rapprenait un langage trop oublié. En est-il moins vrai cependant qu’apporter dans l’étude du passé les ardeurs ou même les préoccupations du présent est une dangereuse tendance, et qu’en s’appliquant à y chercher des argumens, des concordances, des précédens, on risque souvent d’y trouver ce qui n’y a jamais été? A notre sens, une certaine indifférence pour les choses de son temps, pour les événemens mesquins du jour une nuance de dédain, de l’avenir peu de curiosité, tel est, nous ne voulons pas dire la loi, nous n’osons pas dire la qualité principale, tel est peut-être l’idéal de l’historien. Pour tout dire, un peu de scepticisme ne lui messied pas, et si, fermant les yeux, nous essayons par l’imagination de donner un corps à cet être abstrait et de nous représenter son visage, il nous apparaît plutôt avec un œil rêveur qu’avec un regard plein de feu, plutôt avec un sourire indécis qu’avec une expression véhémente, plutôt sous les traits d’un Montaigne que sous l’aspect d’un Mirabeau.

A quoi les grands historiens de l’antiquité doivent-ils leur immortalité, sinon à ce qu’ils ont toujours dans leurs œuvres laissé la parole aux faits, dont rien n’altère l’éternelle jeunesse, sans les accommoder à des doctrines qui seraient aujourd’hui frappées de sénilité? Se figure-t-on Thucydide, dans sa Guerre du Péloponèse, s’efforçant de démontrer par le triomphe de Lacédémone la supériorité d’une oligarchie sur une constitution démocratique? Se