Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savoir du même coup combien il était pénible à son rival. « Quand j’ai fait ce sacrifice à M. Prescott, écrivait bien des années après Washington Irving, c’était mon pain en quelque sorte que je lui sacrifiais, car je comptais sur le profit que je retirerais de cet ouvrage pour refaire un peu mes finances délabrées. Ma situation de fortune aurait été transformée. Néanmoins je ne regrette pas ce que j’ai fait. »

L’esprit tranquille de ce côté, Prescott se remit à l’ouvrage avec plus d’ardeur que jamais, persévérant dans la méthode qu’il avait suivie durant la composition de Ferdinand et Isabelle. Les difficultés qu’il avait à vaincre étaient d’ailleurs loin d’être aussi grandes. Aussi l’ouvrage fut-il terminé au bout de cinq années. L’Histoire de la conquête du Mexique parut le 6 décembre 1843. On sait le succès universel qu’elle a obtenu. Cette histoire est devenue un ouvrage classique dans la littérature américaine, et on peut dire dans la littérature du siècle. Elle a du reste la singulière bonne fortune de satisfaire à l’une des conditions que les arbitres du goût proclamaient jadis indispensables au succès et à la perfection d’œuvres d’un autre genre. On est bien revenu aujourd’hui de la règle des trois unités, et nos auteurs modernes, qui n’étudient guère Aristote, ne se soucient pas beaucoup non plus de savoir si leurs pièces auraient plu à Scudéri. Il est cependant une règle dont toutes leurs hardiesses ne sauraient affranchir les écrivains de nos jours, parce qu’au lieu d’être un précepte d’école elle a toute la force d’une loi de l’art: c’est l’unité d’objet. Cette unité est la loi du poète tragique ou comique, elle est la loi du romancier; elle est aussi dans une certaine mesure la loi de l’historien. Seulement c’est affaire à lui d’y arriver à force d’habileté, en rattachant avec persévérance à une pensée dominante les fils épars des événemens. Il est bien rare qu’il trouve sur ce point sa besogne toute faite, et qu’il puisse, sans rien sacrifier de la vérité, arriver à égaler cette unité artificielle qu’on est en droit d’exiger rigoureusement dans le domaine de la fiction. Prescott s’est trouvé sous ce rapport merveilleusement secondé par son sujet. L’entreprise qu’il racontait n’avait qu’un héros, Fernand Cortez, elle n’avait qu’un objet, la prise de Mexico. Une fois la capitale des Aztecs tombée, la conquête est finie. Pendant toute la durée de l’expédition, l’intérêt se concentre autour d’un seul homme, et l’action tend vers un seul but. Nous ne connaissons pas beaucoup d’exemples d’une histoire réunissant ainsi en elle les conditions d’une œuvre d’imagination. Ces apparences faciles ne laissent pas cependant de cacher quelques écueils. L’héroïque invraisemblance et le caractère véritablement épique de cette campagne dirigée par une poignée d’hommes contre un empire immense rappelaient trop les chroniques de la chevalerie errante et la légende de Roland