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tendre les enseignemens de la mort et d’adorer Dieu. » Si au point de vue orthodoxe Prescott n’était qu’à demi et imparfaitement chrétien, il l’était profondément au point de vue moral par sa manière de vivre et par sa sollicitude constante pour le perfectionnement de son âme. Il était scrupuleux à l’excès; sa conscience délicate se tenait toujours en éveil, et la liberté de l’esprit ne nuisait en rien chez lui à la sévérité de la discipline intérieure. Pour triompher des tentations auxquelles il se reprochait sans cesse de succomber, il avait recours à un système de résolutions qui était chez lui une habitude très ancienne, remontant aux premières années de sa vie d’université. Il avait même trouvé un singulier remède à ses défaillances et une singulière sanction aux lois qu’il s’imposait. Quand il avait inscrit sur son journal une résolution, il ouvrait un pari avec un de ses amis : si un certain délai s’accomplissait sans qu’il y eût manqué, son ami versait la somme convenue; sinon, c’était lui qui payait l’amende. Ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’à Prescott seul revenait le droit de décider quel était le gagnant et le perdant dans ce mystérieux marché. Bien souvent il venait trouver son ami, et versait silencieusement entre ses mains une somme plus ou moins considérable, ou bien au contraire il réclamait de lui avec un rire satisfait le paiement d’une vingtaine de dollars, sans que celui-ci sût jamais ce qui lui valait cette aubaine ou ce petit désagrément. Inutile de dire que Prescott était beaucoup plus souvent perdant que gagnant, ce qui fait plus d’honneur à sa délicatesse qu’à sa volonté.

Cette réglementation minutieuse de la vie morale ne faisait guère au reste chez Prescott que reproduire la stricte réglementation de la vie matérielle. L’état toujours chancelant de sa santé l’avait condamné à une régularité dans sa manière de vivre qui, vers la fin, devait s’empreindre de quelques bizarreries. Il avait peu à peu introduit dans son existence une sorte d’élément automatique dont tous ceux qui l’approchaient étaient frappés. « Je ne pouvais m’empêcher de craindre, nous dit un de ses secrétaires, tant il était systématique et tant il faisait toute chose par règle et par compas, qu’il ne finît par devenir une sorte de machine et de pendule, incapable d’aspirer à la renommée et à la gloire. » Grâce à Dieu, les manies de notre historien ne l’entraînèrent pas jusque-là, et l’inflexibilité de ses habitudes ne l’empêchait pas d’apporter dans ses relations sociales beaucoup d’abandon et de cordialité. Il aimait le monde et dans une certaine mesure le plaisir, prenant part à la conversation avec beaucoup de gaîté, entendant fort bien la plaisanterie, et étant même sujet à des accès d’un rire inextinguible dont il n’était pas toujours maître de modérer les éclats. Cette facilité d’humeur, jointe à une bonté exquise, l’avait rendu très populaire à Boston.