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Guillaume l’échange de la couronne de Prusse contre la couronne d’Allemagne, de sorte que, si on s’est ému à Berlin des manifestations ultra-germaniques de Vienne, l’émotion n’a dû être ni bien sérieuse ni bien profonde. La politique prussienne a une supériorité sur ses adversaires, elle sait ce qu’elle veut. Elle a une autre supériorité encore, c’est la puissance militaire sur laquelle elle s’appuie. Les théoriciens de la grande Allemagne ont parlé longtemps et parleront longtemps encore ; M. de Bismarck a sur eux l’avantage de l’action. Il a mis l’Allemagne en selle, comme il disait, il l’a conduite par la force et par la ruse, au détriment de beaucoup d’intérêts qui souffrent encore ; mais il a marché, il a posé la question de telle sorte que rien ne serait possible aujourd’hui sans la Prusse, et voilà pourquoi ces manifestations, sans laisser d’avoir une certaine signification comme symptôme des difficultés que la politique prussienne a devant elle, sont nécessairement bornées dans leur portée pratique et immédiate.

Et puis, s’il fallait encore quelque chose pour atténuer l’effet de ces manifestations au point de vue national, à coup sûr rien n’y était plus propre que l’apparition de la question sociale, de la question ouvrière, comme pour faire suite au congrès de Genève. Au plus beau moment s’est montré à l’improviste un parti demandant que la question allemande ne fût point séparée des « aspirations de la démocratie sociale de l’Europe. » Pour le coup, la confusion allait commencer, et M. de Bismarck ne pouvait demander mieux pour mettre la déroute parmi les adversaires de la grande Allemagne. Ils ont toujours d’étonnans à-propos, ces démocrates de tous les pays. M. de Beust ne s’y est pas mépris. Il était jusque-là resté à Gastein, peu soucieux sans doute de se trouver au milieu de toutes ces démonstrations qu’il ne voulait ni gêner ni encourager ; il est revenu fort à point pour faire entendre dans un dernier banquet « la voix calmante de l’expérience. » Bien entendu, il n’a rien dit de la question ouvrière ; il a parlé à ces francs-tireurs de l’harmonie des torrens des Alpes allemandes, et il a fini, en politique avisé, par faire comprendre que depuis le traité de Prague l’Autriche ne peut s’immiscer dans les affaires d’Allemagne. M. de Beust a senti le besoin de laisser dans les esprits une vague espérance sans faire aucune promesse, de ramener aux modestes proportions d’un témoignage de sympathie morale des manifestations dont la Prusse aurait pu facilement se faire une arme, si elle l’avait voulu, et le chancelier d’état a peut-être encore plus senti la nécessité de couper court aux dangers que lui créait toute cette agitation allemande dans l’accomplissement de l’œuvre laborieuse et complexe qu’il poursuit au sein de l’empire. Ce n’était vraiment pas trop tôt, car les nationalités diverses de l’empire commençaient à s’émouvoir de cette réaction allemande refluant à Vienne. Il n’en faudrait peut-être pas beaucoup pour remettre en question toutes ces fragiles et ingénieuses combinaisons que M. de Beust renoue sans cesse avec une patiente dextérité, et c’est