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par lui à l’activité des esprits. Où le mènerait cette grande aventure de la pensée philosophique lancée sur l’océan des systèmes après les tranquilles douceurs d’un voyage un peu monotone dans les régions de la philosophie écossaise ? Qu’allait devenir la philosophie nouvelle, le sage et psychologique spiritualisme des Reid et des Royer-Collard, sur cette grande mer, n’ayant pour boussole que la trace du voyageur enthousiaste qui l’entraînait sur ses pas ? Victor Cousin ne s’en inquiéta pas dans ce premier moment de jeunesse et de confiance où ni lui ni ceux qui l’entouraient ne doutaient de l’avenir. Comment aurait-il craint l’histoire des systèmes quand la philosophie allemande ne lui faisait pas peur ? « Ce système est le vrai, » avait-il dit des conclusions de Schelling et de Hegel, ne faisant de réserve que pour la méthode. Seulement, afin de pouvoir se reconnaître, lui et ses compagnons de voyage, dans ce vaste pays des idées, il ramena, après une analyse un peu superficielle et entièrement psychologique, toutes les doctrines du passé à quatre systèmes : sensualisme, idéalisme, scepticisme et mysticisme. Comme il n’avait alors que de l’admiration pour ce grand développement historique de l’esprit humain, il se hâta de convertir le fait en loi, et proclama que la philosophie, étant identique à son histoire, ne pouvait avoir une loi différente, et était vouée à jamais à l’évolution fatale des quatre systèmes, se contredisant toujours, mais se limitant et se modérant par cela même de manière à maintenir l’équilibre, sinon l’harmonie de la pensée humaine. Tout au plus essayait-il, au moyen d’une méthode qui varia plusieurs fois, de faire un choix entre ces systèmes, tantôt les déclarant faux dans la partie négative et vrais dans la partie positive, tantôt appliquant la règle contraire, tantôt enfin se résignant, comme en désespoir de cause, à les citer tous devant le tribunal du sens commun.

Cette direction de la philosophie dont Victor Cousin, nous l’avons dit, était encore plus l’organe que la cause eut pour double effet de rendre toute liberté aux intelligences qui n’avaient guère connu en France jusque-là que la discipline exclusive de telle ou telle école, et de substituer à la poursuite de la vérité dogmatique la recherche de l’érudition historique. Non-seulement le goût de la méditation personnelle se perdit, mais l’érudition pesa d’un tel poids sur la pensée qu’elle l’accabla et la rendit moins capable tout à la fois d’initiative dogmatique et même d’initiative critique. On ne vit plus alors cette anarchie féconde qu’engendrent la création simultanée et la lutte opiniâtre d’un certain nombre de doctrines originales et puissantes, on vit une autre anarchie, produit de l’indifférence et de la faiblesse de l’esprit philosophique. Au début de ce mouvement, l’enthousiasme suppléait la foi. Bientôt l’enthousiasme fit place à une froide, mais persévérante curiosité : c’est le moment où la