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relativement un assez grand espace, et comment un écrivain critique comme M. Auguste Laugel n’y est même pas nommé.

Sans nous engager, à la suite de l’auteur du rapport, dans le compte-rendu des œuvres de la philosophie contemporaine, nous voudrions entrer dans le vif de la situation philosophique, en étudier les origines, en décrire l’état de crise, et enfin montrer quelle raison il peut y avoir d’espérer que la philosophie en sortira par une entente définitive avec la science positive, sans qu’il lui en coûte aucun sacrifice regrettable pour la dignité de l’esprit humain.


I

Nous n’avons pas vu naître la philosophie du XIXe siècle en France. Nous n’avons point assisté à ces entretiens profonds où, dans un petit cercle d’amis, M. Maine de Biran laissait deviner, à travers une parole timide et embarrassée, les idées lentement élaborées qui devaient faire la substance la plus solide du spiritualisme nouveau. Nous n’avons point entendu ces faciles et charmantes leçons où Laromiguière expliquait à un nombreux auditoire comment et pourquoi il se séparait du maître dont la doctrine avait été jusque-là entièrement dominante dans l’enseignement public aussi bien que dans le monde savant. Nous n’avons point entendu la parole plus forte, plus austère de Royer-Collard enseignant le sage spiritualisme écossais à un petit nombre d’auditeurs, dans une dialectique serrée et sévère que n’avait connue aucun philosophe de cette école, ni l’ingénieux Adam Smith, ni le judicieux Reid, ni l’aimable Dugald-Stewart. Nous n’avons pu recueillir que les échos des premières et brillantes improvisations du jeune professeur qui conquit tout d’abord la jeunesse enthousiaste de la restauration ; mais il nous fut facile de comprendre, dès notre arrivée à Paris, qu’un autre esprit que l’esprit de Condillac, d’Helvétius, de Voltaire, avait commencé à souffler sur la littérature aussi bien que sur la société nouvelle. La réaction spiritualiste, qui a eu surtout pour organes les maîtres dont il vient d’être question, n’est pas née au sein d’une école, ni dans le cabinet d’un philosophe, ni dans une petite société de penseurs ; elle a jailli tout à coup avec force, avec éclat, d’un sentiment puissant et général dont Chateaubriand, Mme de Staël, Benjamin Constant eux-mêmes n’ont été que les grands interprètes dans le monde de la littérature, avant que se fît entendre la parole des maîtres en doctrine.

Aujourd’hui, pour diverses causes que nous aurons à dire plus loin, c’est le matérialisme qui semble la doctrine nouvelle, et qui, comme tel, jouit d’une certaine faveur dans le monde de la jeune et libre pensée. C’était le contraire alors. Le matérialisme paraissait