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suivre jusqu’à Paris cette immense collection de papiers, afin de les classer et de mettre leurs connaissances au service du gouvernement français[1]. Ces minutieux préparatifs demeurèrent en réalité inutiles, car il ne paraît pas que M. Daunou, absorbé par d’autres soins, ait trouvé le temps de tirer grand parti du précieux dépôt qui lui fut momentanément confié. Quant à Napoléon, ramené sur les champs de bataille où la fortune allait bientôt refuser de le suivre, chacun sait qu’il ne devait plus, au milieu de ses gigantesques manœuvres militaires, trouver désormais assez de loisir pour diriger à sa guise dans le sens de ses ambitieuses visées les grandes institutions purement ecclésiastiques de la daterie et de la pénitencerie romaines ; mais, répétons-le de nouveau, car il n’y a point à ce sujet d’illusion possible, les deux monstrueuses chimères de la domination de toutes les consciences catholiques et de la résurrection d’un second empire d’Occident, entrevues en même temps et caressées du même amour par cet étrange génie, avaient pris à ce moment un corps réel dans son imagination désordonnée. Pour mettre officiellement la main à l’œuvre, Napoléon, comme nous le verrons bientôt, n’attendait plus que d’avoir remporté une victoire décisive sur son dernier adversaire du continent, l’empereur Alexandre. Au lendemain de quelque triomphant traité signé aux portes de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, un décret semblable à celui qui avait prononcé après Wagram la déchéance temporelle du pape, décret dont les dispositions étaient depuis longtemps mûries dans son esprit, aurait tout à coup proclamé sa subordination spirituelle aux volontés du chef de l’empire français. Il a fallu la catastrophe finale de l’expédition de Russie pour épargner à l’Europe étonnée un spectacle non moins étrange et non moins lamentable, celui des deux despotes réconciliés se partageant entre eux les peuples comme un vil troupeau, et se constituant, chacun chez soi, maîtres absolus, non-seulement des destinées politiques, mais de la foi religieuse de leurs sujets. Comment Napoléon s’y serait-il pris pour réaliser en matière de foi l’établissement de son universelle suprématie ? Par quels moyens ce terrible dominateur aurait-il triomphé des résistances morales et matérielles que lui auraient sans doute opposées les fractions de l’église romaine qui, répandues sur le continent européen, ne relevaient pas de son empire, et celles plus nombreuses encore qui, en Angleterre, aux États-Unis, dans l’Amérique du Sud, en Orient et sur toute la surface du globe, vivaient hors de ses atteintes ? L’empereur n’a pas jugé à propos de nous indiquer dans

  1. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 2 février 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. Ier, p. 172.