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Pendant ce temps, à un signal de la cloche, car aux halles c’est la cloche qui règle tous les mouvemens, les pavillons ont été ouverts ; sur le carreau, les transactions sont plus actives ; les acheteurs particuliers commencent à arriver ; des sous-officiers escortés de soldats portant de larges sacs tournent autour des monceaux de légumes et choisissent les denrées de l’ordinaire ; des religieuses, des cuisiniers de collèges, des propriétaires de petits restaurans, viennent, marchandant, se disputant, faire les provisions du jour. Il y a là un caquetage de voix aiguës et criardes qui semble broder une mélodie glapissante sur la basse continue, sourde et puissante qui est formée par le bruit des fourgons des chemins de fer arrivant en foule, attendus avec impatience, déchargés avec empressement et curiosité, car ils apportent la marée. C’est là, dans nos consommations journalières, la denrée aléatoire par excellence, et plus d’un Vatel y a trouvé sa déconvenue. Il suffit d’un coup de vent pour que Paris manque de poisson. Selon l’époque, la vente commence à six ou à sept heures du matin. Chaque panier porte le nom du propriétaire et l’adresse du facteur ; les forts, rompus à toutes les habitudes du métier, font immédiatement la répartition ; d’un coup d’œil, un facteur peut voir l’importance de l’envoi dont il devient responsable. Comme on lui remet les feuilles d’expédition, il sait de quelle manière la vente sera distribuée. Le poisson ne peut pas être vendu comme une autre denrée, car le prix en diminue à mesure que la journée avance ; les premiers lots offerts à la criée ont donc un avantage notable sur ceux qui ne viennent qu’après, eux. Pour maintenir l’égalité des droits individuels et ménager les intérêts des expéditeurs, on avait imaginé de faire mettre au banc de vente des lots successivement pris à chaque voiture, quel qu’en fût le chargement. La mesure était équitable, et paraissait donner satisfaction atout le monde ; mais vers 1860 quelques commissionnaires virent la partie faible de cette disposition, et, au lieu de laisser les fourgons des chemins de fer apporter à la halle la marée qui leur était envoyée, ils imaginèrent d’aller la chercher en gare et de diviser le chargement normal et primitif sur plusieurs petites voitures ; de cette façon, ils obtenaient des tours de vente plus nombreux, et écoulaient plus rapidement leur marchandise. Cette manœuvre subtile s’appelait le coupage. L’exemple était donné, il fut suivi, et le poisson de mer n’arrivait plus aux halles que sur une quantité infinie de charrettes à bras, de charrettes à un cheval, qui obstruaient la circulation et dont le chargement illusoire rendait vaines les prescriptions les plus sages. La progression est intéressante à constater : en 1859, 11,654,000 kilogrammes de marée sont apportés par 16,042 voitures ; en 1863,