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D’autres même vous ont conté que j’avais été pendu dans quelque ville d’Espagne avec le cordon que je porte à ma ceinture. Or, vous le voyez, il est bien évident qu’ils ont menti. Me voici de retour, toujours prêt à témoigner contre votre évêque et vos inquisiteurs, toujours prêt à dire, à prouver qu’ils ont injustement condamné ceux de vos concitoyens qu’ils tiennent emmurés. Non, je ne fuirai pas, et je n’hésiterai pas, soyez-en bien persuadés, à engager ma vie même au service de votre cause, si je suis appelé devant le pape comme accusé d’avoir été le constant adversaire de vos coupables persécuteurs ; mais je ne l’ai pas encore reçue, cette assignation tant de fois annoncée. Nos communs ennemis vont disant que je vis de vos deniers. En cela du moins, ils ne se trompent pas. Je vis en effet de vos deniers, étant obligé pour vos affaires à de fréquens voyages, et n’ayant plus rien à moi, ayant tout vendu, même mes livres, pour vous servir. Vous ai-je imposé jusqu’à ce jour de bien grands sacrifices ? Soit ! Eh bien ! maintenant je vous en demande un plus grand encore ; je vous demande de laisser vos métiers, vos boutiques, la gestion de vos biens, et de vous répandre en tous lieux, criant comme moi de toute la puissance de vos poitrines contre les détestables gens qui se sont acharnés à la ruine de votre pays. » Jamais peut-être Bernard n’avait été plus véhément. L’inquisition prévoyait sans doute que cet éclat viendrait après le silence forcé de Toulouse. Aussi n’avait-elle pas manqué d’envoyer à la suite de Bernard des gens chargés de l’écouter et de recueillir ses paroles. Depuis longtemps elle suppliait le pape d’intervenir. Un pape dominicain devait enfin lui rendre ce service. Le 15 avril 1304, Benoît XI écrit au ministre provincial d’Aquitaine, lui donnant l’ordre d’arrêter frère Bernard Délicieux et de l’envoyer sous bonne garde à la cour de Rome[1]. Quand Bernard disait au peuple d’Albi qu’il attendait, pour aller devant le pape confondre ses accusateurs, le mandat qu’ils s’étaient jusqu’alors vainement efforcés d’obtenir, il ignorait que ce mandat était signé et, selon toutes les vraisemblances, déjà transmis au ministre chargé de l’exécuter.

C’est en rentrant à Carcassonne, après une course à Limoux, que Bernard connut l’ordre envoyé par le pape. Il pouvait fuir, il ne voulut pas. Il fit plus, il annonça publiquement en chaire, le second dimanche après l’octave de la Trinité, que son heure était venue, et qu’il s’adressait au peuple de Carcassonne pour la dernière fois. Devant être bientôt saisi par des gardes déjà désignés et conduit prisonnier devant le pape, il recommandait son âme aux prières des honnêtes gens. Intimidés par l’attitude menaçante de la foule, les

  1. Collection Doat, t. XXXIV, fol. 34.