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toutes les époques d’ailleurs, les orateurs qu’on appelle sacrés ont exprimé leur avis sur les questions civiles dans un langage qu’on peut taxer d’intempérance. Le style propre de la chaire est l’emphase, l’emphase est le ton des mystiques. Bernard commence par ces mots empruntés à l’Évangile du jour : Lorsque Jésus s’approchait de Jérusalem, contemplant cette ville, il pleura sur elle. Ces mots lentement prononcés, Bernard se tait, promène ses regards sur l’assemblée, incline la tête et pleure ; ensuite il dit : « Ainsi je pleure sur vous, gens de Carcassonne, envoyé vers vous par Jésus depuis déjà bien des années pour défendre votre honneur et justifier votre foi contre les calomnies de quelques traîtres revêtus de l’habit des frères prêcheurs. » L’exposition répond à l’exorde. Ayant raconté les phases diverses de la persécution si longtemps endurée avec tant de patience, Bernard continue en ces termes : « Qu’avons-nous maintenant à faire ? Ce que firent les béliers au temps où les bêtes parlaient. Il y avait un grand troupeau de béliers dans une verte et riche prairie qu’arrosaient divers ruisseaux aux ondes limpides, et chaque jour venaient de la ville voisine deux bourreaux qui enlevaient dans la prairie un ou deux béliers. Voyant donc chaque jour diminuer leur nombre, les béliers se dirent entre eux : « Ces bourreaux nous écorchent pour vendre notre peau et manger notre chair, et nous n’avons ni maître ni protecteur qui nous défende ; mais notre front n’est-il pas armé de cornes ? Dressons-nous donc tous à la fois contre nos bourreaux, frappons-les de nos cornes, et nous les chasserons de cette prairie, et nous aurons sauvé notre vie ainsi que la vie des nôtres. » Ce fut ce qu’ils firent. Or qui sont, mes seigneurs, ces gras béliers, sinon les habitans de Carcassonne, ce pré dont la foi catholique romaine entretient l’opulente verdeur et qu’arrosent tant de sources de prospérité spirituelle et temporelle ? qui sont ces gras béliers, sinon les riches citadins de la ville de Carcassonne écorchés par des bourreaux qui les enlèvent tour à tour, tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, pour s’approprier leurs richesses ? N’est-ce pas un gras bélier que cet homme si considérable, le père du seigneur Aimeric Castel, que les traîtres prêcheurs accusent d’hérésie ? Et le seigneur Guillaume Garric n’est-il pas aussi hérétique parce qu’il est un gras bélier ? Et pareillement le seigneur Guillaume Brunet et le seigneur Raymond de Cazilhac et tant d’autres emmurés que nous voyons cruellement dépouillés de leurs biens parce que nous n’avons personne qui nous défende contre nos bourreaux ? » La péroraison de ce discours nous manque ; mais l’orateur n’a pu conclure sans rappeler l’heureuse issue de la conjuration des béliers, et en effet les auditeurs de Bernard, après son discours, se portèrent aux maisons de quelques riches citadins, d’anciens consuls qui avaient favorisé l’inquisition ou ses