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soulever entre les montagnes du droit un océan destiné à transporter une plume d’oiseau ou à noyer une mouche[1]. » Encore la mouche n’est-elle point noyée le moins du monde ; elle agite ses ailes pour les sécher au soleil et prépare son dard. En d’autres termes, et pour parler sans figure, ce méchant gamin que la loi vient de frapper redresse la tête et défie la civilisation tout entière. Le voleur coûte cher ; on calcule qu’en frais de justice, de police et de prison les Anglais paient la somme énorme de 10 ou 12 millions de liv. sterl. par an ; c’est plus qu’ils ne dépensent pour leur armée. L’argent n’est pourtant point encore ce que regrette le plus M. Hill ; non, c’est la souffrance humaine perdue. Aux yeux de ce juge éclairé, la douleur et le châtiment ne devraient être employés par la société que comme des élémens de régénération morale. Dans sa manière de raisonner, le principal obstacle qui s’élève entre le condamné et la liberté n’est point du tout la prison, ce n’est point même la sentence du tribunal : le mur d’airain consiste dans le caractère du détenu et sa ferme volonté de mal faire. Aussi, tout en remplissant les devoirs de sa charge, M. Hill comptait beaucoup moins sur la valeur des peines édictées par la loi que sur l’ensemble des moyens calculés pour redresser le caractère des prisonniers et réveiller en eux la voix de. la conscience humaine. « Croyez-moi, disait-il au grand jury de Birmingham, l’heure de la libération doit sonner pour le détenu, non quand il a fini légalement son terme, mais lorsqu’il donne des gages certains de bonne conduite, et qu’il se montre vraiment capable de rendre service à son pays. » Ces vues ont donné lieu en Angleterre à la fondation des écoles de réforme morale pour les jeunes voleurs (reformatories), aux excellentes prisons graduées de l’Irlande et au système tout moderne du ticket-of-leave-man.

A quelques égards, le ticket-of-leave-man se rapproche de notre forçat libéré ; il faudrait pourtant bien se garder de confondre les deux types. Le forçat anglais dont il s’agit n’est libre que sous condition ; ainsi que le dit la métaphore, il est en congé, leave, et peut être rappelé au bagne d’un instant à l’autre. La loi déclare en effet que cette faveur est révocable à la discrétion du ministre, et que dans ce cas le convict (forçat) sera reconduit en prison pour y subir le reste de la peine prononcée par les tribunaux. Il se trouve exactement vis-à-vis de l’état dans la situation d’un débiteur qui n’a payé que la moitié de sa dette, mais que le créancier délivre sur parole tout en se réservant ; le droit, quand bon lui semble, de reprendre son homme. Pour que le condamné soit réintégré sous les

  1. Allusion à ces deux vers d’un poète anglais :
    An ocean into mountains rais’d
    To waft a feather or to drown a fly.