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la soirée, le président (Henry Mayhew) envoya l’un des membres du meeting changer une livre sterling. Quand le jeune voleur rentra avec la monnaie de la pièce, les applaudissemens éclatèrent. Ses camarades jurèrent qu’ils l’auraient tué, s’il n’était point revenu. Je ne crois point que ce curieux meeting ait eu de grandes conséquences pratiques, et pourtant de tels renseignemens pris sur le vif ne sont nullement à négliger quand il s’agit d’une classe d’hommes que la société a tout intérêt à connaître.

Un detective à qui j’avais témoigné le désir de voir d’un peu près ce qu’il appelait lui-même ses habitués, me conduisit, il y a deux ans, dans un club de voleurs. Tel est en effet le nom que l’on pourrait donner à une tabagie de Londres où se réunissent les hommes du caractère le plus suspect et souvent le plus dangereux. Je déclarai franchement ma qualité d’écrivain et l’objet de mes recherches. Cette ouverture fut reçue froidement, mais sans surprise et sans aucun signe de malveillance. « Vous n’attendez pas, me dit l’un des assistans, que nous vous livrions les secrets de la profession : si c’est là votre but, adressez-vous à d’autres ; mais nous répondrons volontiers aux questions que vous voudrez nous faire sur notre branche de commerce, business. » Je n’en demandais pas davantage. Tous convinrent que leur industrie était une des moins fructueuses qu’un homme pût exercer au monde. Quelle est après tout la valeur des larcins commis chaque année dans la ville de Londres ? 50,000 livres sterling, ce qui donne en moyenne pour chaque voleur un gain de 1,500 à 2,000 francs par an. Il s’en faut encore de beaucoup que ces chiffres représentent la somme réelle des profits, et il est bon de connaître à cet égard les réflexions des coupe-bourses anglais. A les entendre, le voleur est le plus volé de tous les hommes dans les pays civilisés. Pour une montre en or valant 100 guinées, on lui offre 2 souverains (50 fr.) et 30 malheureux shillings pour une banknote de 5 livr. sterl.[1]. Plus l’objet dérobé est facile à reconnaître, et moins le receleur en propose d’argent. N’est-il pas juste, dira-t-on, qu’il fasse payer les risques ? Peut-être ; mais l’auteur du délit court bien d’autres dangers dont l’acheteur clandestin n’est pas du tout responsable. — Qu’on ajoute à ce grief les chômages, c’est-à-dire le temps de prison, les entreprises manquées, les jours de morte saison, les alarmes, les déceptions, les pertes auxquelles donne lieu le moindre hasard, et l’on comprendra aisément l’amertume avec laquelle certains voleurs parlent de leur misérable gagne-pain. Le métier

  1. Il s’agit ici de billets de banque dont le signalement et le numéro ont été donnés à la police par le légitime possesseur.