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mêmes paroles, un zèle excessif de son honneur lui fit, dit-il en ses mémoires, outre-passer toutes les bornes. « Napoléon était assez éloigné de moi; je sortis de ma place, puis, m’avançant jusqu’auprès de lui, à l’autre extrémité du cercle, et le saisissant par le bras, je m’écriai : Sire, j’ai déjà affirmé à votre majesté que, si j’étais resté à mon poste, j’aurais assurément fait mon devoir. » À ce coup, les cardinaux durent être fort étonnés de l’audace de leur collègue; nous doutons même très fort que dans toute la cour impériale présente à cette entrevue il y ait eu beaucoup de personnes capables de se compromettre à ce point. Napoléon parut surpris autant qu’offensé. « Oui, monsieur, s’écria-t-il, je le répète, votre devoir ne vous aurait pas permis de sacrifier le spirituel au temporel. » Et cela dit, il tourna définitivement le dos au cardinal Consalvi[1].

Cette scène, dont le retentissement fut considérable et qui défraya toutes les conversations de la soirée, n’était point faite pour rendre facile la position de Consalvi. Elle fut encore empirée par la tentative que fit alors Napoléon pour tâcher de tirer des cardinaux qu’il avait fait venir en France une déclaration quelconque qui pût lui servir dans sa querelle pendante avec le saint-père. Il avait trouvé les cardinaux italiens arrivés les premiers à Paris de si commode composition qu’il n’avait pas désespéré de se servir d’eux pour élever une sorte de contre-autel (contro altare) qu’il aurait pu opposer au souverain pontife. Ce but caché du chef de l’empire français avait été deviné par les membres du sacré-collège. Ils ne voulaient pas s’y prêter; ils craignaient encore plus de s’y opposer trop ouvertement. Consalvi rendu auprès d’eux, ils avaient rejeté sur lui, comme sur le plus capable, le soin de donner suite à cette embarrassante ouverture et de libeller une réponse écrite qu’ils savaient bien devoir paraître malsonnante aux oreilles de l’empereur. L’ancien secrétaire d’état s’en était chargé de peur que, cette affaire venant à tomber dans des mains moins fermes que les siennes, les intérêts du saint-siège et l’honneur même du pape ne s’y trouvassent déplorablement compromis. La lettre convenue entre les cardinaux, rédigée par Consalvi et remise à Napoléon par l’intermédiaire de son oncle le cardinal Fesch, portait en substance que les cardinaux, séparés de leur chef, ne pouvaient et ne devaient tracer aucun plan, ni rédiger aucune proposition, notamment dans des questions sur lesquelles le saint-père avait prononcé un jugement définitif. Il ne restait donc plus aux cardinaux autre chose à faire que d’unir leurs vœux à ceux de sa sainteté et de prier sa

  1. Mémoires du cardinal Consalvi, t. II, p. 176.