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dissolvent les traditions qui sont le lest de la société, détruisent les habitudes d’obéissance à des règles précises et respectées, et qu’elles ne les remplacent pas, car elles ne sont pas une règle efficace, un ressort actif et vivant. Voilà bien, dégagées de ce que la passion politique y mêlait d’étranger, les idées soutenues par Gentz, et ces idées n’ont pas disparu. Il n’y a qu’une réponse à faire, et le temps, loin d’en affaiblir la force, l’accroît au contraire d’année en année. Les inconvéniens fussent-ils réels, on ne comprimera pas les esprits, on n’assoupira pas la curiosité, on ne circonscrira pas la pensée dans certaines régions où on la juge inoffensive, ni dans un cercle de recherches qui ne touchent en rien, à ce qu’il semble, aux intérêts de la société ; on ne le fera pas, dis-je, parce que des expériences répétées ont prouvé que cela est impossible. On ne songerait plus à en appeler des changemens introduits dans le monde depuis 1789, si les révolutions accomplies en France avaient eu le succès de la réforme ou celui de la révolution d’Angleterre. Qu’on ne se fasse pas trop d’illusion cependant ; on peut dire de nos révolutions ce qu’on a dit des croisades : « Aucune n’a réussi, les enfans mêmes le savent ; mais toutes ont réussi, et c’est ce que les hommes mêmes ne savent pas voir. » Pas une de ces dates, regardées par les uns comme des catastrophes, par les autres comme des délivrances, qui ne marque un pas de l’esprit ; la révolution de 1830 (Gentz eut le courage d’en juger ainsi) détruisit pour jamais tout espoir de retour en arrière. Que se passe-t-il pendant les périodes de compression où l’on se croit à la veille de regagner ce qu’on a perdu ? L’esprit prépare ses revanches, d’autant plus dangereuses qu’il a plus souffert ; la pensée, ne pouvant s’épancher au grand soleil en liberté, se creuse des canaux souterrains qui minent le sol et portent au sein d’intelligences naïves des idées qui échappent à toute discussion et les dominent exclusivement. Il n’y a de salut que dans la libre concurrence des esprits. Les états civilisés de l’Europe ont atteint l’âge difficile où l’on n’agit plus d’instinct, où chaque démarche est d’avance discutée, où chaque mesure est soumise à la critique, où chaque homme public est forcé de compter avec l’opinion, où chaque voix soulève mille contradictions et mille échos. Les sociétés ne peuvent se conduire à travers ces conflits éternels qu’en suivant des majorités variables, dont l’acquiescement plus ou moins éclairé à des voix intelligentes, à des doctrines diverses, à des théories provisoires, est l’indispensable condition de toute sécurité comme de toute action, et peut seul concilier la conservation avec le changement.


P. CHALLEMEL-LACOUR.