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où nous l’avons vu aux approches de la fin de l’empire, mais cette fois sans retour. Après 1815, pendant ces rapides années où tout rit à la restauration, les molles habitudes de Gentz, ses vices, sa vanité de factotum diplomatique intéressé aux succès de la sainte-alliance, lui rendent une fébrile activité ; puis la situation devient difficile, la victoire est de plus en plus contestée, et en même temps, forcé de céder aux rudes avertissemens de l’âge, il renonce aux fatigues de la vie mondaine et se résigne à la nécessité de vivre dans une demi-retraite, nécessité pénible pour un causeur brillant et léger, habitué à tous les genres de succès, pour l’esprit le moins capable qu’il y eût au monde de supporter la dangereuse épreuve d’un perpétuel commerce avec ses propres souvenirs. Qu’on se représente un homme que le tonnerre fait trembler, qu’une poignée de main trop vigoureuse secoue douloureusement, qu’une moustache militaire intimide jusqu’à le réduire au silence, obligé de s’accrocher à l’habit de Metternich en montant les degrés de l’amphithéâtre de Vérone, tressaillant aux cris d’une oie en colère ou aux coups de fouet d’un charretier, ne se hasardant qu’à contres-cœur à faire une promenade en bateau, notant les jours où la mort lui fait moins de peur, s’avouant résolument qu’il n’a pas de courage ; on ne s’étonne pas qu’une politique de silence, de demi-jour et d’immobilité soit celle qui lui plaît le plus, et que le tumulte naturel des choses le trouble comme un commencement de cataclysme. Une seule passion peut le ranimer encore, et c’est celle qu’il est le plus difficile, je ne dis pas de comprendre ou d’excuser dans un vieillard, mais d’y rencontrer sans éprouver un sentiment de pitié et sans y joindre une idée de ridicule ou de dégradation. Tout à coup, vers 1828, il reparaît dans le monde plus vif, plus assidu, plus infatigable que jamais ; il s’éprend d’un goût tout nouveau pour la poésie et se passionne pour le poète de la jeunesse, Henri Heine ; il cache d’abord le secret de ce rajeunissement, puis il le laisse deviner, et bientôt l’étalé orgueilleusement. Il est amoureux d’une danseuse de dix-neuf ans, Fanny Essler ; il écrit à ses amis des lettres dont l’exaltation les désarme et les inquiète en même temps. « Je l’ai conquise, dit-il en s’adressant à Rahel, par un seul enchantement, celui de mon amour ; elle n’imaginait pas, avant de me connaître, qu’il en pût exister de pareil… Tout me ravit en elle, ses yeux, ses mains, que je puis contempler des heures entières, sa voix qui m’enchante toujours. Je fais son éducation avec une sollicitude paternelle, ce sont des causeries inépuisables ! ajoutez à tout cela les choses qui ne peuvent se dire, et vous comprendrez ma folie. » La mort de Goethe vint couper court à ces délices et le frappa d’un pressentiment trop véridique ; il mourut lui-même