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brille seulement une fois par siècle, l’église durera, que dis-je ? elle vaincra… Ce livre extraordinaire, ignoré de la misérable génération actuelle, rayonnera dans l’avenir ; c’est le fruit de la moitié d’une existence… Quel homme ! Et dire que ses contemporains, sauf quelques-uns, ne savent pas même qu’il vit au milieu d’eux ! De Pradt est dix fois plus célèbre que de Maistre[1] ! » Cet enthousiasme a pour pendant l’indignation que lui inspirent les écrits les plus modérés de l’opposition ; à propos de l’ouvrage de M. Guizot, Du gouvernement représentatif et du ministère actuel, qu’il vient de lire : « Ce livre m’a coûté plusieurs nuits, écrit-il à Pilat ; je ne regrette pourtant pas les heures que j’ai consacrées à ce démon. Je me dis avec Adam Müller : Croître dans la connaissance du diable, c’est encore servir Dieu. Celui-ci est d’ailleurs parmi les écrivains de la nouvelle école non-seulement facile princeps, mais omnino princeps ; on se croit tourmenté par un cauchemar quand on voit une perversité (Verkehrtheit) d’idées si absolue servie par un si prodigieux talent[2]. »

Gentz s’efforce d’entretenir en lui la confiance en dépit de tout, et, n’y réussit pas complètement. Les événemens viennent à chaque instant démentir les raisons d’être tranquille et les assurances de victoire qu’il ne cesse de se donner à lui-même. La séparation définitive des colonies espagnoles, érigées en républiques, la convocation des cortès en Espagne à la suite des soulèvemens militaires, et proclamation d’une constitution libérale à Madrid, puis dans le royaume des Deux-Siciles, bientôt après en Portugal, le retentissement de cette triple révolution en Piémont, l’agitation croissante de l’opinion française, le réveil de la Grèce, que sais-je encore ? le moindre fait, le plus léger mouvement, évoquent tous les matins le fantôme qu’on se flattait d’avoir conjuré. Gentz voit dans chacune de ces révolutions quelque chose de plus horrible et de plus satanique que dans toutes les autres. « Jamais l’enfer n’a produit monstres pareils à ces Espagnols. » Un peu plus tard, à propos des tentatives faites en Piémont, « c’est, écrit-il, la pire affaire que les bandits révolutionnaires aient jamais entreprise ; la mesure de leurs méfaits est comble. » Aussi personne ne professe plus ardemment que lui le principe de la solidarité des intérêts conservateurs et le droit d’intervention pour les défendre partout où ils sont menacés. Il déploie aux congrès de Troppau, de Laybach, de Vérone, son activité ordinaire ; il y recueille comme toujours des complimens, des décorations, des largesses ; il s’étonne lui-même

  1. Briefe an Pilat, t. 1er, p. 458.
  2. Ibid, t. Ier, p. 441.