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C’est par degrés, à mesure qu’apparaissaient de nouveaux périls, qu’ils en sont venus à développer leur plan et lui ont donné une étendue sans proportion avec les forces humaines. Sous la révolution et l’empire, on pouvait attribuer à la surprise et mettre sur le compte de sa propre imprudence les succès de l’ennemi. Maintenant qu’on est le maître, on s’aperçoit que les traités de Vienne et toutes les mesures délibérées au congrès ne sont qu’un prélude ; tout cela nécessite une restauration bien autrement difficile, celle de l’ordre moral, profondément troublé, c’est-à-dire du respect de l’autorité. Pour l’accomplir, les gouvernemens entreprennent une chose au-dessus de leur puissance, à savoir de reconstituer la religion. La révolution, qu’on croit sentir, non sans raison, régner encore invisible et partout présente, était née d’une certaine conception de la société humaine et des droits de l’individu ; à cette philosophie, la restauration oppose un système contraire, et, forcée de s’improviser une théorie du droit, de la société, du pouvoir, elle a la chance de rencontrer à point nommé pour la lui fournir des penseurs d’un mérite peu ordinaire ; mais, en s’abritant derrière des théories inflexibles qui ne souffrent point de transaction, en s’engageant vis-à-vis d’elle-même à ne rien céder à la révolution, c’est-à-dire en définitive à l’esprit humain, elle est conduite à une conséquence imprévue : c’est qu’elle ne peut remuer. Ce qu’un Louis XIV, un Frédéric II, un Joseph II, ce que tous les gouvernemens de l’ancien régime ne craignaient pas de faire, user de leur autorité absolue pour réformer, pour innover hardiment, pour agir, on ne le voit plus ; ceux de la restauration épuisent leurs forces à rester immobiles en attendant qu’ils puissent reculer. Ce n’est pas tout : cette révolution, dont on croyait avoir étouffé le foyer en France, non-seulement y couve encore et jette par momens une flamme inquiétante, mais elle éclate là même où l’on s’y attendait le moins, en Espagne, en Portugal, en Italie, en Grèce ; elle triomphe au-delà de l’Atlantique. On se dit alors qu’on n’a rien gagné, que l’incendie est toujours à craindre, si le dernier tison n’est pas éteint, quelque part qu’il soit, et l’on proclame le principe de la solidarité des intérêts conservateurs, consacré bientôt par des interventions effectives. La restauration perd ainsi peu à peu l’esprit politique, qui est par excellence l’art des compromis, et ne se réveille de ses incroyables illusions qu’au fond de l’abîme.

Pourquoi ce système, dont les lettres de Gentz font voir l’étendue et la folie, qui d’ailleurs, comme tout idéal, ne s’est jamais réalisé qu’incomplètement, a-t-il eu son centre de gravité en Autriche et non pas ailleurs ? Il est assez aisé de se l’expliquer. La France de la restauration, quoiqu’elle se fût constituée sous la main de l’étranger, est encore malgré tout la plus libérale des nations de