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souvent passer les leurs. Gentz est le premier de cette catégorie. C’est un des plus chauds adhérens du principe de la légitimité si habilement mis en avant par Talleyrand pour sauver la Saxe et la France des rapacités prussiennes, et on ne peut douter qu’il n’agisse dans ce sens sur Metternich avec efficacité. Son journal porte la trace de la résistance qu’il rencontre, des efforts qu’il fait pour en triompher, du succès qu’il obtient, et, chose plus inattendue, du fruit qu’il en recueille. « Vendredi 30 décembre. — Dîné chez Talleyrand. Il me remet un cadeau magnifique (24,000 florins) de la part du roi de France. » On lit sous une date antérieure : « La fin de cette année a été brillante. Outre les sommes que je dois à mes relations avec Bucharest, j’ai eu 48,000 florins de bénéfices extraordinaires ; mes revenus de 1814 ne se sont pas montés à moins de 17,000 ducats. L’année 1815 s’annonce bien. — Quant aux affaires publiques, bien fou qui croit à la réalisation des espérances dont se bercent tant d’enthousiastes, et auxquelles j’ai renoncé pour toujours. » Que penser d’une telle exactitude à faire le bilan de sa vénalité ? Il semble qu’on atteigne ici le dernier terme de la décrépitude morale et qu’il n’y ait plus qu’à clore cette histoire. On ne croirait pas, si l’on ne savait que la passion a de singuliers réveils, qu’une partie de cette carrière, et la plus importante peut-être, nous reste encore à parcourir.


III

La restauration comptera certainement parmi les plus brillantes époques de l’histoire moderne ; le mouvement des esprits, les essais de régénération libérale tentés en plus d’un pays, distinguent par un incontestable caractère d’élévation cette période de celles qui la précèdent et qui la suivent. On ne pourra jamais déplorer assez que les gouvernemens se soient mis au service d’un parti qui a tout perdu en voulant tout restaurer. Les lettres où Gentz se soulage avec son ami Pilat de la contrainte imposée à la place qu’il occupe ne nous révèlent pas les secrets diplomatiques que sa position l’obligeait à taire ; mais en nous faisant connaître ses opinions de chaque jour elles montrent comme dans un miroir grossissant, porté à un excès qui touche parfois au délire, ce sentiment de peur et de confiance également excessives qui engagea la restauration pour son malheur dans deux entreprises impossibles, celle de refouler, de circonscrire l’esprit humain, et celle de former entre tous les gouvernemens une conspiration en permanence pour étouffer partout les plus légers signes d’agitation populaire.

Les plus prévoyans, les plus résolus du parti rétrograde n’ont pas aperçu du premier coup l’immensité de la tâche qu’ils s’imposaient.