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moins son excuse dans les loyales susceptibilités de la conscience publique, dans le besoin qu’elle éprouvera toujours de discerner et de sentir la probité intellectuelle d’un artiste au fond de ses œuvres et la bonne foi de ses efforts jusque sous les preuves de sa facilité.

En tout cas, et pour demeurer dans le présent, on ne courra pas le risque de se méprendre en refusant d’accorder une estime indivise à toutes les œuvres du sculpteur danois, et de reconnaître, même dans les plus méritoires, l’empreinte de cette émotion profonde, de cette naïveté puissante, qui caractérise les talens absolument supérieurs. Mieux organisé pour l’interprétation scientifique que pour l’explication naturelle et directe des choses, érudit plutôt qu’inspiré, Thorvaldsen apporte, il est vrai, dans ce travail de commentateur, une sagacité très remarquable. En imitant l’antique, il sait donner aux formes de l’imitation une gravité digne du texte, une mâle élégance qui assure sous ce rapport à sa manière la prééminence sur celle de Canova ; mais en général, au point de vue de l’invention, de l’idéal, il a dans l’imagination moins d’étendue et de ressources que le sculpteur vénitien, comme il lui manque, en face de la nature, cet instinct passionné de l’élément caractéristique, de la beauté distinctive, du trait à accentuer de préférence, auquel, on l’a dit autrefois[1], Bartolini doit principalement le haut rang qu’il occupe parmi les statuaires modernes. Avec une habileté quelquefois magistrale, Thorvaldsen n’a le plus souvent que les semblans d’un grand artiste, parce qu’au fond l’amour du beau pour le beau lui-même lui fait défaut, parce que, plus ambitieux de réussir auprès des gens que tourmenté du besoin de les convaincre, il dépense en vue de la popularité des facultés qu’un maître véritable aurait consacrées à un plus généreux emploi, parce qu’en un mot l’âme n’est pas chez lui à la hauteur du talent. De notre temps, je le sais, on a bien abusé du droit de discourir sur l’objet de l’art et sur l’office social des artistes ; mais, sans exagérer le rôle de ceux-ci, sans transformer, comme on a mal à propos essayé de le faire, leur fonction en une sorte de sacerdoce, il n’est pas inutile de rappeler que le simple métier d’artisans ou celui de purs rhéteurs ne leur convient pas davantage. Quelque adresse qu’ils y déploient, quelques succès même qu’ils y rencontrent, en s’en contentant ils s’exposent au juste reproche d’avoir méconnu le plus beau de leur tâche et trahi leur plus sérieux devoir.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1855, le Sculpleur Lorenzo Bartolini.