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réfléchir à l’iniquité de leurs ennemis ou à la justice de la cause qu’ils soutiennent. Le lion de Thorvaldsen a le tort de paraître trop bien informé, et sous des dehors matériels assez incomplets d’ailleurs[1] de s’apitoyer plus qu’il ne convient à une créature de son espèce sur les malheurs d’autrui et sur les siens.

D’où vient au surplus que cette recherche de l’expression intime dont on peut accuser l’excès dans le Lion de Lucerne semble à Thorvaldsen secondaire ou inutile précisément là où elle serait le mieux motivée par les exigences du sujet ? Les compositions que nous avons de lui sur des faits évangéliques, — depuis celles qui ornent le portail et le fronton de l’église de Notre-Dame à Copenhague jusqu’aux statues de Jésus-Christ et des apôtres qu’il exécuta pour l’intérieur du même monument, — toutes ces compositions prétendues religieuses n’étalent pas seulement dans l’ordonnance une succession d’artifices pittoresques prévus et de combinaisons usées, elles trahissent aussi dans les intentions de détail la même abnégation malencontreuse ou la même impuissance. On dirait que chaque personnage n’existe que pour combler un vide ou pour constituer tant bien que mal un ensemble de lignes, que le geste de chaque figure ou les traits de chaque visage n’ont d’autre fin que d’exprimer les simples accidens de la forme. A peine pourrait-on démêler çà et là quelques indices d’arrière-pensées plus hautes, noter par exemple dans la Prédication de saint Jean-Baptiste le caractère ingénieux de plusieurs attitudes traduisant les sentimens divers qu’éprouvent les assistans, ou bien dans quelques-unes des statues des apôtres tenir compte d’une certaine apparence de recueillement et de méditation. Partout ailleurs les corps semblent inhabités, l’empreinte d’une émotion morale est aussi bien absente des physionomies que les procédés du style employé par l’artiste sont eux-mêmes vides ou superficiels. C’est ce que, malgré son bon vouloir persévérant à l’égard de Thorvaldsen, M. Pion se voit par momens à peu près forcé de reconnaître. Il a beau recourir aux euphémismes pour qualifier tantôt de « compromis, » tantôt de système « plutôt philosophique que strictement chrétien » l’inanité de ces intentions ou les vices de cette méthode, il ne se tient pas quelquefois d’attribuer aux choses leur vrai nom et de signaler dans le Christ de

  1. A Rome, où Thorvaldsen fit le modèle, l’occasion manquait d’étudier sur la nature les formes d’un lion. A défaut de renseignemens directs, le sculpteur dut donc se contenter des exemples de seconde main que lui fournissaient les musées, et, comme cela lui était arrivé déjà dans son bas-relief représentant l’Amour dompteur, figurer un lion suivant les procédés, un peu conventionnels en pareil cas, de la statuaire antique. Quant à l’exécution du monument même, elle fut confiée à un artiste suisse, M. Lucas Ahorn, qui reproduisit sur place et dans des proportions colossales le modèle envoyé de Rome.