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ses aides, et laissait par exemple M. Tenerani modeler, à l’exception de la figure principale, les statues qui devaient orner ce Tombeau du prince Eugène, attendu si impatiemment à Munich, ou bien il utilisait, comme dans le Tombeau du prince Potocki, quelque composition antérieure, quelque bas-relief sans emploi, dont le placement réalisait ainsi une double économie au point de vue de l’imagination et du temps.

Et cependant, si un ordre de travaux imposait particulièrement à Thorvaldsen l’application et les studieux efforts, n’est-ce pas celui qui, en raison de certaines conditions essentielles, se prêtait le moins aux aptitudes qu’aux habitudes de son talent ? Sous peine de n’aboutir qu’au mensonge ou au non-sens, la sculpture, si héroïque qu’elle soit, d’un tombeau dans une église doit être traitée en vertu d’autres sentimens et d’autres principes que la sculpture d’un groupe ou d’un bas-relief mythologique. Après tout, il s’agit d’honorer chrétiennement une mémoire chrétienne, d’exprimer des idées en rapport avec nos souvenirs ou nos mœurs comme avec les caractères sacrés du lieu, et l’art en pareil cas est aussi mal venu à nous donner du mort une image païenne qu’à figurer à côté de la croix le hibou de Minerve, le caducée de Mercure ou la balance de Thémis. Or les préoccupations ordinaires et les inclinations de Thorvaldsen ne le prémunissaient guère contre ce double danger. Pour qu’il l’évitât, il lui aurait fallu prendre le temps de réfléchir, d’étudier son sujet, d’en approfondir les conditions spéciales, comme il l’avait fait une fois en composant son beau bas-relief de la Nuit ; il aurait fallu tout au moins que, même en recourant aux formules profanes, il n’apportât point dans l’emploi de ces formules un détachement et une négligence qui en font ressortir d’autant plus l’insignifiance ou l’inopportunité. L’artiste qui, pour représenter les trois vertus théologales, n’imaginait rien de mieux qu’un génie nu trônant entre deux femmes renouvelées des muses antiques, qui ne donnait à la statue du prince Eugène ou à celle d’un jeune seigneur polonais tué à la bataille de Leipzig d’autre vêtement qu’une tunique romaine, un homme aussi peu en fonds d’émotions et d’idées ne pouvait se faire pardonner de telles licences qu’il force de conscience et de correction dans la pratique. Les monumens funéraires sculptés par Thorvaldsen ne permettent pas même d’invoquer cette excuse. Conçus en dehors des traditions et des convenances les plus nécessaires, ils semblent en outre l’œuvre d’une main lassée dès le début, ennuyée de sa tâche, pour ainsi dire. Objectera-t-on, comme un titre à l’indulgence, ce que cette tâche avait de radicalement contraire aux facultés du sculpteur ? Alors pourquoi l’acceptait-il ? La moitié du talent pour un artiste