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justesse de ses calculs afin d’en réformer d’avance les effets. Quelque chose de cette haute sagacité et de ces hardiesses revit dans la frise modelée par Thorvaldsen. Telle que nous la montrent les épreuves qu’on en a prises, c’est-à-dire vue à la hauteur de l’œil, elle n’offre guère que des contrastes heurtés entre les plans en saillie et les plans en demi-relief ou en fuite. Certaines disproportions, certains contours âpres ou anguleux, empêchent l’illusion ou choquent notre goût ; mais, que l’on se mette au point de vue qui convient, tout change, tout reprend de la vraisemblance, de l’harmonie, de l’équilibre. A la place pour laquelle le sculpteur l’a faite, cette frise se développe avec la logique et la précision d’une série de lignes architectoniques, en même temps qu’elle laisse pressentir la souplesse de la vie dans chaque forme partielle.

En dehors de ces mérites tout techniques, et sous le rapport de la composition, de l’ordonnance de la scène, le Triomphe d’Alexandre se recommande par des qualités plus considérables encore. Thorvaldsen, nous l’avons dit, n’était rien moins qu’un lettré. Le peu qu’il savait de la mythologie ou de l’histoire, il l’avait appris, non dans les livres, mais devant les monumens, auxquels il demandait surtout des exemples de beau dessin et de modelé. Très différent en cela de M. Ingres, qui, pour suppléer aux lacunes de son éducation première, lisait et transcrivait assidûment tout ce qui pouvait le renseigner sur les croyances, sur les mœurs, sur le génie de la civilisation antique, Thorvaldsen, en matière d’archéologie littéraire, s’en tenait à l’étiquette des choses et ne consultait les traditions que de loin. D’où vient pourtant que, parmi les sculpteurs modernes, aucun, Flaxman excepté, ne semble mieux familiarisé que lui avec les coutumes intimes de l’antiquité, et que dans ces bas-reliefs du Triomphe d’Alexandre en particulier tout rappelle la poétique de l’art grec, comme tout en renouvelle les procédés ? Il y a là quelque chose de plus qu’une imitation adroite de certaines apparences ; il y a, ce qui manquait encore aux ouvrages précédons de l’artiste, l’empreinte d’une force d’assimilation assez généreuse pour dominer sans l’anéantir, pour stimuler même l’inspiration personnelle, il y a une profonde intelligence des conditions morales ou historiques du sujet, et l’on peut au moins s’étonner que l’instinct ait suffi pour les révéler aussi sûrement à un homme qui jusqu’alors n’avait su et voulu être qu’un habile ouvrier.

Parmi les travaux de Thorvaldsen appartenant à peu près à la même époque, le bas-relief qui représente la Nuit et la statue de Mercure au moment où il vient d’endormir Argus méritent d’être cités à côté du Triomphe d’Alexandre. Dans l’ensemble des œuvres du sculpteur, ces trois morceaux, de caractères si différens