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qui nous permettra d’enseigner à nos petits-enfans qu’ils ne sont ni anges ni bêtes !

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Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd’hui sur les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.

L’herbier inspire des préventions aux artistes. C’est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.

Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si grave que j’ai écrit sur la première feuille du mien : fagot. Je n’oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de l’herbier au point de vue général, et je vous accorde que c’est un cimetière. Dès lors ce n’est pas un coin aride pour la pensée. Le sentiment l’habite, car ce qui parle le plus éloquemment de la vie, c’est la mort.

Maintenant écoutez une anecdote véridique.


J’ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il avait une admirable mémoire, il la savait encore ; mais elle ne l’avait pas frappé en tant qu’artiste, et le sens ne lui en fut révélé que lorsqu’il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante. Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture, c’est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu’à chaque instant son modèle, accomplissant dans l’eau l’ensemble de sa floraison, changeait de ton et d’attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était merveilleux ; mais le lendemain, lorsqu’il compara l’art à la nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes du périanthe s’étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait pâli, celui de la fleur s’était accusé, le jaune d’or était devenu orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles plus serrées contre la tige semblaient plus étroites. C’était encore une harmonie, ce n’était plus la même. Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus architecturale. La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés ; ses formes devenaient géométriques, c’est encore lui qui parle. Il voyait le squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu’il ne fit pas, d’une étude de plante à l’état splendide de l’anthèse, une étude de plante en herbier.

Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s’énamoura de ces silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d’espèces. Les raccourcis que la pression supprime, mais que la