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qui l’enfante ! Elle propage l’incendie, elle ravage tout, elle dévaste tout sur son passage ! Avec elle, rien n’est possible, aucun gouvernement ne peut vivre, aucune institution n’est en sûreté ! Il y a cependant une réflexion bien simple à faire et qui a été justement faite, c’est que le monde n’a pas attendu qu’il y ait des journaux pour être troublé par les passions des hommes, pour s’agiter dans les convulsions, et, sans sortir de cette laborieuse période de transformation où nous vivons encore, quelle a donc été cette action de la presse dans toutes les crises qui se sont succédé ? Ce n’est pas sans doute la presse qui a fait la révolution de 1789, puisqu’elle n’était pas même née, et, si cette révolution s’est précipitée dans ses tragiques excès, les assemblées y ont assurément contribué plus que les journaux. La presse n’existait pas sous l’empire, et ce n’est pas elle probablement qui a provoqué les catastrophes de 1815 ; elle les eût détournées, selon toute apparence, si elle eût existé. La presse n’a pas été étrangère à la ruine de la restauration et à la révolution de 1830 ; mais en définitive est-ce que c’est elle qui a détruit ce malheureux gouvernement des Bourbons ? Toute sa force est venue de la loi, qu’elle représentait en face d’une autorité discrétionnaire qui s’élevait au-dessus de la constitution elle-même. Et quant à la monarchie de 1830, c’est une idée assez vaine de ne voir dans sa chute de 1848 que le résultat de l’action dissolvante de quelques journaux ennemis. La presse est une puissance, nous en convenons, et même elle peut devenir irrésistible ; mais elle est une puissance parce qu’elle répond désormais à un besoin profond des sociétés modernes, et elle ne devient irrésistiblement dangereuse que lorsqu’elle a l’opinion pour complice, lorsqu’elle est l’expression d’un juste et légitime mouvement des esprits. On a fait curieusement le calcul que depuis quatre-vingts ans la presse a été plus souvent et plus longtemps sous le régime administratif que sous un régime de liberté légale : eh bien ! à quoi cela a-t-il servi ? Quel est le gouvernement qui a été sauvé par cette puérile et exorbitante prétention de dominer l’opinion en tenant les journaux sous la férule administrative ?

Ce qu’il y a d’étrange dans cette vie publique si tourmentée, si agitée et pourtant si singulièrement monotone de la France, c’est la promptitude avec laquelle tout s’oublie, c’est la facilité avec laquelle les idées les plus justes, les mieux démontrées, les plus ordinaires même, s’altèrent et se perdent après quelque temps de silence, si bien que le moment vient où il faut se mettre à reconquérir pied à pied tout ce qu’on croyait à jamais conquis, où l’on se retrouve en face de résistances, de préjugés surannés qu’on croyait à jamais vaincus, et où un gouvernement peut retomber tout à coup dans une de ces conditions qu’on croyait certes ne jamais voir se reproduire. Le sénat de 1868 est sans nul doute parfaitement sincère dans ses alarmes, dans ses sentimens d’orthodoxie conser-