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s’enrôlant dans les armées fédérales. Quoiqu’on l’ait bien exagéré, leur nombre était considérable. Réunis presque tous en régimens commandés par des Irlandais, ils déployaient à côté des enseignes américaines le vieil étendard qui porte une harpe d’or sur un champ vert, et suivaient cet emblème national sur les champs de bataille de la Virginie avec le courage joyeux et insouciant de la race celtique. Mais, à mesure que la guerre se prolongeait, que ces soldats s’aguerrissaient et qu’ils amassaient des économies, ils commençaient à prendre au sérieux le projet, que leur vive imagination pouvait seule concevoir, de conquérir l’Irlande et de l’annexer aux États-Unis. Des charlatans se rencontrèrent bien vite pour donner un corps à cette utopie et exploiter par ce moyen la bourse de leurs trop confians compatriotes. Ils inventèrent le fenianisme, d’abord grande conspiration à ciel ouvert, menaçante par le nombre de ses adhérens, ridicule par leurs divisions et leur impuissance. Bientôt elle ne fut plus qu’odieuse, lorsqu’ils lancèrent sur l’Irlande, au lieu de cette grande armée qu’ils avaient d’abord annoncée et qui n’avait pas obéi à leur voix, quelques malheureux exaltés par un patriotisme aveugle, lorsqu’ils attisèrent toutes les passions du paysan irlandais, et ne cherchèrent qu’à le compromettre dans des tentatives impossibles, dont le seul but était d’alarmer et d’irriter l’Angleterre. Aussi tout ce qu’il y a en Irlande de patriotes éclairés n’avait-il pas attendu pour répudier le fenianisme les lâches attentats dont celui-ci aura sans doute à répondre devant l’histoire, et qui ont frappé tant de victimes innocentes.

Le fenianisme n’a pas même pu prendre les proportions d’une de ces insurrections autrefois fréquentes en Irlande. Cependant il a réussi à y jeter un trouble profond, il oblige l’Angleterre à y maintenir une police rurale qui est une véritable armée et à suspendre les garanties de la liberté individuelle. Il serait donc imprudent de le mépriser. Il dispose d’un levier qui avait manqué jusqu’alors à toutes les insurrections irlandaises, l’argent. Grâce à lui, non-seulement des armes, des munitions, introduites en assez grande quantité, ont pu faire croire dans quelques districts à l’imminence d’une véritable guerre civile; mais les agens fenians, en le dépensant dans les campagnes, en se bornant même à entr’ouvrir leur portefeuille pour y montrer quelques billets de banque, ont conquis une certaine importance au milieu des pauvres paysans irlandais. Enfin ils se sont rendus redoutables en combinant avec la science de conspiration, que les peuples acquièrent dans la servitude et conservent longtemps après, l’énergie individuelle, l’audace et la confiance acquises au grand air de la vie américaine. Nous en avons dit assez pour faire voir que le fenianisme ne pouvait manquer de rencon-