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beauté. On ne vit d’abord dans les strophes ardentes du jeune patricien révolté que le scepticisme; mais ce qui le décria il y a un demi-siècle et lui interdit même l’accès des cœurs sincères plaide en sa faveur aujourd’hui et assure sa popularité. Ce n’est pas son scepticisme qu’on aime, on aime la cause au service de laquelle il l’employa. Sceptique, il l’a été surtout contre la laideur, la laideur morale en particulier; il l’a été contre l’utilité étroite et matérielle, contre l’égoïsme économiste, contre la tyrannie, contre les hypocrisies de tout genre. Voilà ce qu’on aime en lui; je dirai plus : on s’attache à son souvenir pour sa révolte même, qu’une odieuse persécution avait excusée d’avance. Cet illustre révolté est populaire dans les écoles d’où il fut autrefois chassé. Sans doute la jeunesse, quand elle se choisit un idéal, ne le prend pas toujours couronné de toutes les vertus ; mais toutefois elle s’arrête rarement à des âmes sans foi ou à des caractères sans noblesse. Eh bien! Shelley est l’idéal poétique de la jeunesse anglaise. Comment s’en étonner? L’amour du beau est parvenu chez lui à la ferveur d’une religion. Tous ses écrits, mais en particulier V Hymne à la beauté intellectuelle et l’opuscule sur la Défense de la poésie, sont remplis de cette passion, sont brûlans de ce feu sacré. Avant le temps où les faits furent visibles pour les autres, il annonça l’envahissement des intérêts matériels, le règne jaloux de la prose. Encore enfant, il faisait vœu, suivant ses propres expressions, de se consacrer au culte du beau : c’est le vœu et le ministère divin du poète, et il croit à sa mission. Il ne disait pas comme tel autre non moins grand, mais plus personnel :

Peuples, écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé!


Il disait : « Les poètes sont les hiérophantes d’un dieu qu’ils ne connaissent pas; ce qui respire en eux, c’est moins leur esprit que l’esprit du temps. » Il s’écriait encore : « Les poètes créent à nouveau dans l’âme ce que la banalité des impressions journalières y efface, et la poésie est une Visitation de l’esprit divin. » N ’est-ce pas plus qu’il ne faut pour justifier la haute place qu’une jeunesse sérieuse et passionnée a donnée à un poète dans ses admirations? Admirez donc Shelley; mais n’allez pas, sous prétexte d’inspiration, jouer l’oracle à tout propos, et, pour faire pièce à l’industrie ou à l’économie politique, aligner sur les sciences les plus abstraites ou sur la théologie la plus avancée des épopées quelquefois plus longues que le Paradis perdu. N’allez pas surtout singer cette nature presque idéale en vous efforçant de passer à l’état d’esprit pur ou