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ce que l’Europe peut demander, c’est un système d’améliorations de nature à effacer les iniquités du régime turc, à garantir aux populations la liberté de leur conscience et de leur vie, à leur assurer les bienfaits d’une civilisation égale, à leur faire en un mot une condition telle qu’elles n’aient rien à demander aux revendications armées. Je ne veux pas dire que la Russie soit indifférente au progrès de la civilisation générale ; mais pour elle il ne s’agit nullement d’égalité entre les races, il s’agit surtout au contraire de maintenir la séparation entre chrétiens et Turcs, et elle s’occupe bien moins d’assurer aux chrétiens les bienfaits d’un régime équitable commun à tout l’empire que de sauvegarder leur autonomie religieuse et nationale. Elle n’est même pas absolument intéressée à ce que ces populations éprouvées soient trop satisfaites, puisqu’alors elles n’auraient pas besoin d’être protégées ; elle est intéressée à ne point cesser d’être pour ces peuples la grande patronne de leurs misères, la grande personnification de leur nationalité et de leur religion. Voilà comment, sous l’influence de toutes ces causes, l’entente de la France et de la Russie ne pouvait aller loin ; voilà comment cette campagne, dont l’insurrection de la Crète était le premier point de départ, a échoué et devait échouer, laissant, j’en conviens, la question d’Orient entière, dans toute sa gravité nouvelle, avec toutes ses complications et ses impossibilités irritantes.

Elle est restée en effet, cette terrible question, comme une menace, comme un de ces « points noirs » dont on parlait l’an dernier ; elle est restée comme un des élémens les plus redoutables d’une situation où une étincelle, une « allumette chimique, » selon le mot de lord Palmerston, peut mettre le feu, — où la paix, qui n’est pas dans les choses, est à la disposition de deux ou trois grandes ambitions, de deux ou trois volontés, dont l’une est la Russie. Depuis quelque temps, il est vrai, une sorte d’apaisement semble se faire du côté de l’Orient. L’insurrection de la Crète n’est plus ce qu’elle était ; elle a cessé d’émouvoir les imaginations par le spectacle d’une lutte sanglante. Les bandes qui s’étaient formées dans la Bulgarie se sont à demi dispersées, et le printemps est arrivé sans que la guerre ait éclaté. Les Turcs se sont remis à leur œuvre de réforme, et pour la première fois, il y a peu de temps, un chrétien vient d’être appelé dans le cabinet ottoman. Ce serait cependant une étrange illusion de croire que la question d’Orient a cessé subitement d’être une des plus graves et même une des plus pressantes du moment. La vérité est qu’elle subit le contre-coup de tout ce qui se passe en Europe ; elle s’apaise quand les menaces de conflit se dissipent dans l’Occident, elle se ravive au moindre signe de guerre. Quant à la Russie, placée au centre de