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par représailles contre l’Autriche, — qui au besoin va chercher des alliés jusqu’au-delà de l’Atlantique, parmi les républicains des États-Unis, et qui, sans dévier de son but, attend l’heure de tirer parti des événemens qui se succèdent. M. de Nesselrode, avec sa tenue habile et ses habitudes froidement circonspectes, a été le représentant naturel de la politique russe au temps de Nicolas. Le prince Gortchakof a été le diplomate ingénieux et quelquefois brillant de cette transition qui a suivi la guerre d’Orient, et on sent déjà dans l’attitude comme dans le langage de ce vice-chancelier, homme d’esprit encore plus qu’homme d’action peut-être, l’influence d’une situation nouvelle. D’autres, comme le général Ignatief, l’ambassadeur à Constantinople, sont tout près de trouver insuffisante la diplomatie du prince Gortchakof, et ne demanderaient pas mieux que de passer à l’action, de saisir une occasion pour tenter quelque coup d’éclat à la faveur de la confusion européenne. Ce sont en quelque sorte les trois phases du développement de la politique russe dans ces quinze laborieuses années qui viennent de passer, et elles se lient aux transformations intérieures de l’empire.

Au fond, dans cette phase nouvelle, à quoi tend la Russie? Depuis quinze ans, elle a été, disais-je, éprouvée par deux crises qui ont eu une issue bien différente. La guerre de Crimée a été une humiliation pour sa puissance militaire; l’insurrection de Pologne a été pour elle une victoire politique, une lugubre victoire sur le droit d’un peuple sans doute, mais en même temps une victoire d’orgueil sur la diplomatie européenne, une victoire qui lui a révélé peut-être sa force, en provoquant l’explosion d’un sentiment national dont elle s’est fait une arme redoutable. Depuis ce moment, sous le coup de cette double crise, la Russie n’a plus eu qu’une pensée, devenue l’âme de toutes ses combinaisons : effacer les conséquences de la défaite subie en Orient, tirer parti de cette tragique victoire de Pologne pour refaire sa situation, pour reprendre ses desseins et son rôle dans les affaires de l’Europe. Toute sa politique a consisté à se concentrer, à se fortifier en surveillant les événemens, à déguiser parfois ses ambitions renaissantes sous une apparence de neutralité, à recommencer son œuvre en Turquie et dans le monde oriental en mesurant son action aux circonstances, et les circonstances, il faut l’avouer, ont été de nature à favoriser singulièrement ce travail nouveau. Elles n’ont pas rendu, il est vrai, à la Russie cet ascendant mystérieux et à demi factice que l’empereur Nicolas lui avait donné par son attitude au milieu des révolutions européennes, et elles ne lui ont pas offert surtout cette occasion d’une revanche plus décisive qu’elle attend encore, à laquelle elle se tient prête; mais elles ont peut-être fait pour la