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disparaissait brusquement de la scène comme pour se dérober à l’humiliation de sa propre défaite, la Russie a singulièrement changé de face. Elle n’est pas devenue tout d’un coup une merveille de civilisation dépassant l’Europe dans ses progrès, comme le proclament sans cesse ses pétulans et ambitieux polémistes; mais elle est entrée dans une véritable révolution intérieure où tous les élémens de son existence viennent successivement se refondre. Émancipation des paysans, assemblées semi-représentatives des provinces, réorganisation de la justice, réformes économiques ou militaires, tout s’est succédé un peu confusément. Sans aller bien loin, la Russie est sortie de l’immobilité et du silence, elle s’est animée, elle s’est mise à s’étudier, à se débrouiller, et c’est déjà beaucoup. Elle s’est exaltée aussi, elle a pris goût au mouvement. Ce n’est pas au temps de Nicolas que les manifestations se seraient multi- pliées jusque dans les rues, même pour saluer le père tsar, et que des journaux auraient pu être assez hardis pour traiter des questions de gouvernement, pour tenir tête aux ministres. Jusque dans les anomalies, les lacunes et les incohérences de cette vie russe, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, on sent évidemment qu’une transformation intérieure s’accomplit, qu’un vent nouveau a soufflé, et le changement n’est pas moins sensible dans la politique extérieure de la Russie, dans les inspirations comme dans les procédés de son action diplomatique.

C’est là en effet un des côtés les plus curieux de cette étrange histoire de notre temps. La politique extérieure de l’empire russe a changé comme tout le reste. Pour l’empereur Alexandre Ier, plus encore pour l’empereur Nicolas, la Russie était devenue depuis 1815 une sorte de gardienne armée d’un certain ordre général qu’elle avait contribué à créer, une puissance conservatrice tenant le centre de l’Europe par les mariages princiers, par la diplomatie, par tous les liens d’un patronage savamment organisé, marchant à la tête de la sainte-alliance, puis de ce qu’on a nommé l’alliance du nord, confondant ou paraissant confondre ses intérêts avec ceux de l’Autriche et de la Prusse. L’empereur Nicolas surtout s’était fait le vrai pontife de cette politique. Son orgueil se plaisait dans ce rôle de protecteur du droit européen et de toutes les causes légitimes, d’antagoniste inflexible et redoutable de la révolution, de tous les mouvemens populaires, de toutes les agitations nationales. Il avait fini par s’enivrer du sentiment de son omnipotence. Les petits princes allemands marchaient dans son ombre. La Prusse pliait devant lui et attendait le mot d’ordre de Saint-Pétersbourg. L’Autriche, il la sauvait au jour du péril en Hongrie, et il en faisait une cliente qu’il croyait avoir enchaînée à jamais. S’il daignait avoir