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manifester. Ils auraient entraîné le sénat mécontent, le peuple dépouillé, les prétoriens encore incertains, les légions dévouées aux enfans de Germanicus. Mais quand un peuple fait ce suprême effort, il le fait pour lui-même, il ne le fait pas pour complaire à un ambitieux et pour que le souverain s’appelle Néron ou Drusus, au lieu de s’appeler Tibère. On se soulève pour s’affranchir et non pour se forger violemment une nouvelle servitude. Voilà ce que n’a pu comprendre l’intelligence courte d’Agrippine; sa personnalité et son orgueil ont été autant de dissolvans. Au lieu de réunir en faisceau tant d’élémens épars et une nouvelle génération qui demandait à renaître, elle importunait de ses cris Tibère et le monde entier. Elle décourageait ses amis en ne leur parlant jamais que d’elle et de ses fils; en la quittant, les plus prévoyans se répétaient la sentence du fabuliste Phèdre : « Qu’importe le maître? Il faudra toujours porter le bât. » Peu à peu le parti n’a plus devant lui qu’une guerre de succession ; il devient l’instrument d’une querelle dynastique. La grande situation qu’avait faite à Agrippine le souvenir de Drusus et de Germanicus se réduit aux proportions mesquines d’un duel avec Séjan. Il y a deux camps, celui de Séjan et celui d’Agrippine. Lequel l’emportera? A la vérité, Séjan a pour lui les hardis coquins et tous les ambitieux sans scrupules, tandis qu’Agrippine est entourée d’hommes estimés, mais découragés ou assez aveugles pour croire qu’on peut avoir de bons princes avec de mauvaises institutions. Cette guerre n’est plus qu’une intrigue de cour; ces deux causes ne sont que le choc de deux intérêts ou plutôt de deux personnes. Sur ce terrain, Agrippine est perdue, car elle rencontre l’adversaire le plus terrible, l’intrigant le plus habile, le conspirateur le plus consommé, Séjan.

En effet, dès que Tibère est parti pour Caprée et que Séjan est maître de Rome, la ruine d’Agrippine se précipite. Tibère, dont les ressentimens avaient été soigneusement envenimés par son favori, n’avait de courage que de loin. Il frappe donc de loin, mais Séjan dirige avec art les coups qui se succèdent. D’abord un soldat est chargé de suivre en tous lieux Agrippine et Néron; il tient note de leurs démarches, des visites qu’ils font ou qu’ils reçoivent; ce journal est remis à Séjan. Les délations contre Agrippine deviennent journalières. Tantôt Séjan écrit à Caprée qu’elle a voulu partir pour l’armée de Germanie afin de l’exciter à la révolte, tantôt qu’elle a le dessein, le jour où le peuple sera réuni sur le Forum, de se montrer éplorée, d’embrasser la statue d’Auguste et d’appeler le peuple à l’insurrection. A-t-elle formé ces projets dans un accès de désespoir? Vrais ou faux, on les lui prête, et Séjan écrit à Tibère que la guerre civile est imminente, que les menées vont croissant, que les partisans d’Agrippine sont plus forts que jamais.