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tiste n’a pas craint d’être taxé d’un amour trop grand pour la réalité en rendant jusqu’aux poils des sourcils, qui viennent se rejoindre avec une abondance plantureuse qui n’est pas sans dureté. Ces traits réunis constituent même l’expression un peu farouche que les Latins traduisaient par le mot torvitas. C’est l’expression des beaux taureaux blancs de la campagne de Rome qui regardent le passant d’un œil large et morne, sans colère comme sans défi. C’était le signe caractéristique d’Agrippa, et il n’est pas étonnant que sa fille eût pris de lui quelque chose de sombre; seulement Agrippa était un taureau admirablement plié au joug par Auguste, tandis que Agrippine est demeurée indomptable. Le front est bas, opiniâtre, intelligent; mais on sent que l’intelligence, obstinée, tendue vers un point, s’y retranche comme derrière une muraille. Les cheveux sont faciles à décrire, parce qu’à travers le marbre incolore on sent la couleur et le jet de ces chevelures magnifiques des Romaines du Transtevère, noires avec des reflets bleus comme l’aile du corbeau, abondantes, épaisses, ondulées, presque crépues, pleines de sève; la chevelure d’Agrippine se replie sur elle-même et forme une couronne de toute la masse des cheveux. Dans les médailles, l’extrémité de ces cheveux surabondans est rejetée sur l’épaule droite. Du reste, de simples bandeaux; aucun attribut, aucun ornement, rien de ce qui rehausse les statues contemporaines. La bouche est honnête, sincère, expressive, elle est même populaire, s’il m’est permis d’employer ce mot dans une acception un peu forcée : par là j’entends qu’elle est toujours prête à l’accueil et au sourire, c’est la bouche d’un chef de parti; mais en même temps cette bouche est prompte à laisser jaillir la colère, les cris, l’invective. La mâchoire et le menton rappellent Agrippa; ils sont accentués, virils, pleins de précision et de résistance. La nuque est forte, charnue; on voit qu’elle ne pliera ni sous les menaces de ses ennemis, ni sous les coups de la fortune, ni sous la longue pression de l’adversité. Le cou est beau, plein, gras. Tout cela est presque vivant, prêt à palpiter, si nous transfigurons ce marbre immobile en une belle et vigoureuse Romaine de nos jours. Ne craignons ni la fermeté, ni l’énergie un peu sombre, ni les muscles, ni le tempérament; pensons moins à Cornélie, mère des Gracques, qu’à Camille, telle que l’a créée le génie de Corneille, héroïque, capable de fureur, acharnée comme une louve sur sa proie, mourant plutôt que de retenir ses imprécations; unissons les sens de l’épouse honnête avec la maternité féconde, l’orgueil de la race avec une austérité républicaine, l’entêtement de l’ambition avec le dévouement à ses amis, la personnalité avec un besoin insatiable d’estime. L’expression morale du visage est en harmonie avec la pose qu’a choisie l’artiste, ou plutôt que son