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lois de la pensée. Entre le noumène et le phénomène, il a trouvé un intermédiaire, à savoir les formes a priori de l’intuition, de l’expérience, de la pensée en général, temps, espace, causalité. Pour Biran, ce moyen terme n’est autre chose que le sujet lui-même immédiatement saisi par un acte d’intuition. Pour Kant, le sujet pensant n’est encore qu’une résultante dont la notion se forme par l’application des lois de la pensée à la multitude des phénomènes intérieurs. Pour Biran, le sujet pensant et conscient est au contraire ce qu’il y a de primitif, et les formes a priori de Kant ne sont que les différens points de vue dégagés par l’abstraction du point de vue primitif et fondamental du sujet s’apercevant lui-même. En un mot, on peut résumer ainsi les deux doctrines : pour Kant, le moi est un produit de la pensée; pour Biran, la pensée est un produit du moi. Chez l’un, c’est l’esprit logique qui domine; chez l’autre, c’est l’esprit psychologique. Enfin Kant, avec ses formes de la pensée pure, ne trouve aucun moyen de passer du monde sensible au monde intelligible, du monde des phénomènes à celui des noumènes. Biran au contraire, en admettant un sentiment immédiat de l’être, trouve un passage entre les deux mondes et ressaisit l’objet par le moyen du sujet, c’est-à-dire de l’esprit. Pour mieux comprendre ces conséquences, il faut analyser avec plus de précision ce que nous n’avons fait qu’indiquer, à savoir la notion du sujet.

Ce qui est immédiatement présent à soi-même, ce qui existe pour soi, comme disent les Allemands, voilà le sujet, voilà l’esprit. Comparons cette notion soit à la notion empirique, celle de Condillac ou de Hume, soit à la notion dogmatique, celle de Descartes et de Leibniz. De l’idée de chose extérieure, il résulte manifestement et immédiatement cette conséquence qu’une telle chose (en supposant qu’il y en ait de semblables) ne peut être connue que par le dehors, c’est-à-dire par ses manifestations. Je ne puis connaître ce qui est en dehors de moi que si cet objet me révèle quelque chose de lui par des signes apparens, qui ne peuvent jamais être la chose elle-même, et en sont en quelque sorte le langage. Je ne peux pas plus percevoir intérieurement la chose extérieure que je ne puis penser la pensée d’un autre. On ne peut donc jamais dire que la perception d’une chose externe soit immédiate, et Ampère, dans ses lettres à Biran, est tellement de cet avis qu’il ne craint point d’appeler ridicule la théorie si vantée de Reid et des Écossais, celle de la perception immédiate et directe des objets extérieurs. Je ne puis percevoir immédiatement que les signes par lesquels la chose me révèle sa présence : pour saisir directement cette chose, il faudrait que je devinsse elle, que j’entrasse dans son inté-