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en lui-même une si prompte et si complète résignation. Pour que le rival malheureux dont il avait triomphé lui gardât encore une haine si farouche, il fallait que leur antagonisme eût été poussé à de terribles extrémités. Sur le bord de la fosse où va tomber un frère d’armes, quel grief ne doit être mis en oubli?

Ces idées et bien d’autres passaient confusément dans ma cervelle fatiguée, et mes blessures devenaient de plus en plus cuisantes lorsque Deadly Dash, bien escorté, fut introduit auprès de moi. Cette faveur lui avait été accordée, me dit-il, en sa qualité de compatriote. Jamais ce mot n’avait eu pour moi la portée que lui donnait ce moment de suprême angoisse. Jamais je n’avais compris si bien la douceur de voir près du lit où l’on souffre, je ne dis pas un être aimé, mais un visage déjà connu. Deadly Dash ne voulut pas se livrer au repos. Assis auprès de moi, il me prodiguait des soins presque féminins, et cela, bien qu’il n’eût pas traversé les combats de la veille sans recevoir plus d’une rude atteinte. N’importe, pendant cette nuit, qui me sembla interminable, il ne s’éloigna pas un instant. Sans cesse il s’occupait de mon bien-être, et son regard assidu ne me quittait que de temps à autre pour se plonger au dehors, dans les profondeurs du ciel étoile, par la porte restée ouverte, où se dessinait la silhouette mobile d’une sentinelle qui ne nous perdait pas de vue.

A quoi songeait-il alors? Était-ce au Virginien dont les dernières heures sonnaient l’une après l’autre? Était-ce à la femme dont il n’avait pu conquérir la tendresse, acquise pour jamais à ce pauvre condamné? Se disait-il par hasard que, mort ou vivant, son rival la lui avait définitivement enlevée? Ces questions me passaient par l’esprit, et me harcelaient en quelque sorte, si bien que, dans un moment où la fièvre m’enlevait tout contrôle sur moi-même, j’osai le questionner au sujet de cette femme inconnue. — Vous l’aimiez donc bien? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

Je croyais qu’il allait me regarder avec colère, tout au moins avec une profonde surprise; mais il n’en fut rien. Ses yeux, comme égarés sur le paysage lointain où de grands bois ténébreux se profilaient à l’horizon, ne se détournèrent pas de cet imposant spectacle, et, répondant à sa pensée plutôt qu’à mes paroles : — Oh! oui, dit-il, je l’aime bien. Je l’aime comme je n’avais jamais aimé dans cette Angleterre où votre existence et la mienne se sont rencontrées. Je l’aime de cet amour que jamais le même homme n’éprouva deux fois.

— Et... elle?

— Elle?... Je ne lui connais qu’une pensée au monde. Elle ne vit que pour cet homme et par cet homme.