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tout en me le nommant, il regardait ce frère d’armes si beau, si brave, et dont mieux que tout autre il avait pu admirer l’indomptable ténacité.

— C’est votre major, n’est-il pas vrai? continuai-je presque malgré moi. Je m’en doutais bien. Il s’est noblement conduit... Mais il a l’air bien malheureux malgré ses efforts pour paraître impassible.

— Il pense à sa femme... Marié depuis trois semaines, c’est assez naturel.

Rien encore de plus simple que cette explication; elle me fut donnée le plus tranquillement du monde. Pourquoi me semblâ-t-elle coûter beaucoup à Deadly Dash? Le talon de sa lourde botte à l’écuyère s’enfonça dans le sol battu qui nous servait de plancher comme pour écraser, broyer quelque odieuse réminiscence. Fallait-il entre ces deux frères de péril et d’infortune supposer quelque rivalité de cœur? avaient-ils aimé par hasard la même femme? Voilà ce que je fus appelé à me demander, tandis que, penché sur moi, Dash inspectait mon genou fracturé par une balle, mon épaule entamée par un coup de sabre, deux blessures sans gravité, mais qui me faisaient cruellement souffrir. En même temps j’étudiais sa physionomie, bien différente de celle que je lui avais connue huit ou dix ans auparavant, — plus marquée, plus austère, plus triste, comme transformée par une douleur profonde dont les flammes purifiantes avaient consumé ce qui lui donnait naguère un caractère de perversité joyeuse, d’endurcissement farouche et définitif.

Peu à peu le silence s’établit dans ce misérable hangar où nous étions entassés pêle-mêle. J’éprouvais ces chaleurs incommodes qui marquent le début de la fièvre, et, mes idées commençant à s’égarer, — sans pourtant m’ôter la conscience de ce que j’avais sous les yeux, — je tenais à mon camarade des propos incohérens. Une ou deux fois je lui parlai comme si nous assistions ensemble à la course du soldiers’ blue riband. Les minutes d’ailleurs se traînaient plus lentes à mesure que les heures s’accumulaient plus nombreuses et que la nuit se faisait. Rien pour distraire notre ennui que le pas régulier des sentinelles allant et venant, ou bien au dehors le hennissement d’un cheval, un roulement de tambour, un signal de clairon, et le garde à vous! des avant-postes, bref ces rumeurs variées qui troublent sans cesse le silence d’un camp.

En effet, la ferme dont une des dépendances nous servait de prison était provisoirement le quartier-général du petit corps d’armée fédéral à qui nous avions dû céder la victoire. Aucun espoir de secours ou de fuite. Outre qu’on nous avait strictement désarmés, ce qui va de soi, la plupart de nos hommes étaient comme moi hors