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plane un bourdonnement continu d’insectes dorés. C’étaient les seuls jalons de ma route indécise.

A la longue et après bien des milles parcourus dans ces conditions, la solitude me pesait de plus en plus; j’avais soif de me retrouver parmi les hommes, de marcher dans une direction connue : aussi jamais le hallali d’un sanglier sur ses fins, jamais le palpitant et doux aboiement qui signale le trouver d’une meute ardente, n’ont si agréablement caressé mon oreille que ne fît le pétillement lointain d’une fusillade engagée tout à coup à ma gauche, c’est-à-dire vers le couchant. Mon cheval, évidemment accoutumé au feu, dressa l’oreille et prit une plus vive allure. Tout décharné qu’il fût, et bien que sa tête osseuse ressemblât à la boîte d’un violon, il allait assez bon train, et je le poussais vivement à travers la vase des étangs, les épines des taillis, exalté que j’étais par ce tapage de mousqueterie. Les bruits du combat m’arrivaient de plus en plus nets, le vent m’apportait par bouffées de plus en plus fortes les émanations de la poudre ; enfin, crevant de l’épaule un réseau de broussailles parasites, ma monture se lança, glissant à chaque pas, sur une pente tapissée d’herbes sèches, après quoi elle prit d’elle-même le galop, et gagna une sorte de plateau gazonné où l’escarmouche marchait vigoureusement.

Au premier coup d’œil, je compris ce qui se passait. Quatre cents cavaliers sudistes se maintenaient à grand’peine contre trois divisions d’infanterie fédérale auxquelles ils s’étaient heurtés par hasard, tandis que ces dernières traversaient le plateau en question avec quelques pièces d’artillerie à pied. Les fédéraux ne pouvaient guère être moins de cinq contre un. Malgré cette énorme disproportion de forces, les cavaliers confédérés, massés en carré, se défendaient vaillamment, comme la garde consulaire à Marengo; mais ils étaient si complètement cernés par les colonnes ennemies qu’ils faisaient de loin l’effet d’un récif battu par des vagues furieuses. Ce tableau d’ensemble que j’avais eu le loisir d’étudier tandis que mon gris-de-fer, les jambes de derrière ramenées sous lui, dévalait lentement sur les pentes glissantes, ce tableau, dis-je, devenait moins distinct à mesure que je m’en rapprochais, la fumée et la poussière le dérobant en partie à mes regards. Cependant on distinguait encore, perdus en cette épaisse buée, l’éclair des sabres, le fier mouvement des chevaux qui se cabrent affolés et couverts d’écume, le feu sombre qui jaillit d’une carabine, et j’aperçus fort bien à certain moment le chef de ces braves insurgés, au centre de son escadron, rivé, pour ainsi dire, en selle, et s’escrimant du sabre dans toutes les directions. Sur le sombrero qui couvrait sa tête et me dérobait ses traits se détachait une plume de héron gris.

Pour assister à une scène pareille et ne pas vouloir y jouer son