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cher sur le sort duquel on est désormais rassuré. En expirant, il se réconcilie avec cet esprit de la famille qu’il avait étourdiment offensé. Toutes ces morts violentes du cinquième acte du Roi Lear donnent à la pièce un caractère de majesté prophétique. Ici, comme dans Hamlet, le poète se pose en juge suprême; il règle le cours des choses, et, prononçant irrévocablement sur une race finie, il passe le sceptre à d’autres générations plus dignes. Edgar, comme Fortinbras, sera le roi de l’avenir. Le drame de Shakspeare n’a, pour ainsi dire, point d’avant-scène; la porte s’ouvre sur les événemens. Les caractères eux-mêmes ne se modifient guère par les circonstances; ils sont dès le début presque ce qu’ils seront pendant tout le cours de l’ouvrage. Vous n’assistez pas à leur développement. C’est de la force aveugle des étoiles et non de l’éducation que viennent les mauvais instincts. Œdipe à Colone a sur le Roi Lear cet avantage de se rattacher à de grands événemens connus de tous. La tragédie de Sophocle plonge dans le passé, il faut que l’oracle soit accompli; Œdipe n’est donc point libre de ne pas commettre son forfait. Inférieur dans le prologue, Shakspeare se dédommage au dénoûment par la perspective qu’il laisse entrevoir d’un temps nouveau meilleur. Sophocle essaie bien aussi une allusion du même genre lorsqu’il présente le tombeau d’Œdipe comme devant porter bonheur aux Athéniens; mais pour le pathétique du tableau final, l’intention humaine, Shakspeare l’emporte.

Un physiologiste, un esthéticien dont toute l’Europe savante et littéraire connaît le nom, le docteur Carus, récapitulant dans une lettre ses impressions après une de ces séances mémorables où Tieck lisait Shakspeare, écrivait jadis (28 octobre 1827) : «Je sors de chez Tieck et je rentre chez moi par la nuit, la pluie et le vent. Vous voyez que le ciel a voulu que l’illusion cette fois fût complète, puisqu’il s’agissait ce soir du Roi Lear. Jamais je n’avais plongé si à fond dans l’ensemble de ce magnifique ouvrage; rien ne m’échappait, j’en saisissais tous les détails, j’en embrassais l’harmonie splendide. On eût dit un immense papyrus qui se déroulait sous mes yeux. Au dedans, une assistance peu nombreuse, recueillie, quelques lampes jetant une clarté discrète; au dehors, la tempête se déchaînant comme dans la pièce elle-même; de loin en loin, le roulement d’une voiture et le bruit de l’averse venant fouetter les vitres! » De pareilles lectures, si chez nous elles étaient possibles, seraient le véritable idéal de la manière de fréquenter Shakspeare, de goûter, de pratiquer certains de ses chefs-d’œuvre qui, comme le Roi Lear, malgré leurs beautés ou plutôt à cause de leurs beautés, ne se prêtent point aux conditions de notre scène. La pure et simple traduction ne se pouvant faire admettre, nous en sommes revenus au système des adaptations imaginé par le bon Ducis. Même honnêtement dirigé, ce système est encore une chose fort triste; il suffirait, pour s’en convaincre, d’aller entendre l’imitation du Roi Lear qui se joue en ce moment à l’Odéon. Homme de bonne volonté plus encore que de talent, ouvrier toujours prêt à marte-