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Elle alors attend qu’il repose, s’agenouille à son chevet, épanche à flot tous les parfums de sa tendresse. Il se réveille toujours égaré, la contemple. « Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe… Tu es une âme bienheureuse, mais moi je suis lié sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes me brûlent comme du plomb fondu. » Enfin il redevient maître de sa raison, reconnaît Cordélia, tombe à ses pieds. « Je crois que cette dame est mon enfant. » Et l’émotion de ce royal vieillard, cette absolue détente d’une nature sans cesse en révolte et prête à maudire, cet échange de larmes, d’excuses, de consolations, entre deux êtres que le malheur rend à jamais l’un à l’autre, offrent un de ces spectacles devant lesquels l’admiration ne peut que se taire. On ne loue pas de telles choses, on les signale à l’étude, à la méditation des intelligences élevées, et ceux que le beau passionne encore trouvent au fond de leur âme l’expression intraduisible. Cordélia demande à Lear, quand ils sont tous deux prisonniers, s’il ne serait pas bien de revoir « ces filles et ces sœurs ». Une telle démarche les sauverait peut-être, le roi s’y oppose. Dans son ivresse d’avoir reconquis l’enfant bien-aimé, il n’aspire qu’à la solitude, la prison avec elle lui semble un paradis. « Tous deux ensemble, nous chanterons en prison comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux et te demanderai pardon. Ainsi nous passerons notre vie à prier, à chanter. » Chez cet homme des temps barbares, la transformation morale s’est accomplie, la vie de l’âme a remplacé la vie physique, il est un être « envers qui on a plus péché qu’il n’a péché lui-même ; » sa défaite, l’écroulement de sa dynastie, ne le touchent plus. « T’ai-je donc retrouvée ? Sur de tels sacrifices, les dieux eux-mêmes jettent l’encens ! » Il aperçoit le signe rédempteur, salue en Cordélia la martyre, la messagère d’un meilleur temps. « Tu as une fille, dit Kent, qui rachètera le monde des malédictions que ses deux sœurs ont attirées sur lui. »

Cordélia rappelle en effet les types les plus beaux, les plus purs d’idéal féminin. Des profondeurs des âges préhistoriques du romantisme, sa figure évangélisante se détache comme apparaissent sur le seuil de la mythologie grecque, au sortir de l’ère des Tantale, les Iphigénie, les Pénélope, les Antigone. Antigone et Cordélia, deux sœurs qui se donnent la main à deux mille ans de distance ! Hamlet vous remet l’Orestie en mémoire, le Roi Lear fait qu’on relit Œdipe à Colone. Le fils de Laïus s’ôte la vue, mais Sophocle épargne les nerfs du spectateur : l’affreuse opération n’a lieu ni sur la scène ni même derrière la coulisse. On se contente d’en parler comme d’un acte dès longtemps accompli. Œdipe aussi maudit ses fils comme Lear maudit Goneril, et Cordélia, semblable en tout par la piété, l’immolation, à sa sœur Antigone, ne diffère de son aînée que par le moment du trépas. Antigone survit à son père, Lear meurt après sa fille, et c’est lui qui dans le drame de Shakespeare ex- prime cette joie calme et divine d’aller rejoindre dans la mort l’être