Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’ouragan, où le vieillard, chassé par ses filles, sans asile, sans nourriture, de roi devenu mendiant, erre à travers les solitudes, en proie aux plus navrantes privations, en butte à toutes les colères des élémens ! Ces scènes où Lear, déjà sur le seuil de l’aliénation mentale, se montre nu, dégradé, désespéré, terrible, entre son bouffon de cour et Edgar simulant la folie, n’ont certainement pas leurs pareilles au théâtre. Point de ces idées fixes qui chez les natures calmes, contemplatives, dénotent le dérangement d’esprit, mais le désordre des irascibles, des emportés, quelque chose comme une force démoniaque lâchée de plus dans la tempête et faisant chorus avec les élémens ! Il voyage d’un motif à l’autre, va de l’ingratitude de ses enfans au sentiment de sa détresse actuelle, se reproche d’avoir jadis, au faîte de la prospérité, trop peu songé aux indigens qui, sans toit, sans ressources, enduraient les mêmes maux sous lesquels il ploie aujourd’hui. Il arrache ses vêtemens, et la fureur de vengeance le saisit. « Avoir un millier de gentilshommes avec des lances rougies à blanc et qui fondraient sur elles en rugissant ! » Accroupi sur la bruyère ruisselante, son bouffon à droite, Edgar à gauche, il tient son lit de justice, cite les accusées à la barre de ce tribunal fantastique. « Produisez celle-ci d’abord, c’est Goneril ; je jure devant cette honorable assemblée qu’elle a chassé du pied le pauvre roi son père !.. Maintenant qu’on dissèque Régane et qu’on voie ce qu’elle a du côté du cœur ! Y a-t-il quelque cause naturelle qui produise des cœurs si durs ? »

On comprend ce qu’au récit d’une si tragique infortune l’âme d’une Cordélia doit éprouver ; ses beaux yeux ne lisent qu’à travers les larmes les lettres que ses amis d’Angleterre lui font tenir. « Mes sœurs ! mes sœurs, opprobre des femmes ! mes sœurs ! Quoi ! pendant l’orage, pendant la nuit! Qu’on ne croie plus à la pitié ! » Un seul dessein désormais la possède, venger son père. Sa piété filiale, maintenant qu’il faut agir, va se donner carrière aussi résolument qu’elle se réservait alors qu’il ne s’agissait que de parler, et, toujours inconsidérée, victime une première fois de son amour pour la vérité, elle va cette fois tomber martyre de son dévouement. Elle obtient l’intervention de son époux le roi de France, arme sa flotte, débarque sur le sol anglais, et cette entreprise lui coûte la vie. Steevens, Tieck et bien d’autres se sont mis martel en tête pour creuser au sujet de cette mort les arcanes de l’éternelle justice. Nous n’aurons point cette naïveté, attendu que l’éternelle justice n’a rien à voir en cette affaire. Si Cordélia meurt au dénoûment, c’est tout simplement pour avoir amené l’étranger sur le territoire britannique, crime énorme que la sainteté du but ne saurait excuser, et dont le patriotisme d’un Shakspeare devait nécessairement la rendre responsable. Elle succombe, mais les circonstances qui accompagnent son immolation sont toutes à sa gloire. Vaincue par les armes, elle a relevé son père de sa déchéance physique et morale, refait son corps, guéri son âme. Lorsque Lear apprend le débarquement de sa fille, la honte le prend, il n’ose la voir.