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plus jeune ayant trompé son attente, il la déshérite, la chasse. Le roi de France, rôdant par là sous les habits d’un pèlerin, la rencontre et l’épouse. À son tour, Goneril commence par jeter hors du château le faible vieillard, puis, conjurée avec sa sœur, organise un guet-apens auquel échappent pourtant le pauvre roi et son fidèle Périllus (le Kent de Shakespeare). Tous les deux, déguisés en matelots, gagnent la France, trouvent asile et protection près du souverain et de Cordélia, qui les ramènent victorieusement dans leur patrie. Leir remonte sur son trône, et ses méchantes filles vont en exil, ainsi que leurs époux. La chose, on le voit, tient plutôt du roman d’aventure, et n’a rien des profonds et sinistres horizons de l’histoire. Cela se passe en dehors des temps barbares, en pleine renaissance; les griefs de Goneril contre le bon vieux roi sont si simples qu’ils en sont comiques. L’honnête homme de père trouve à redire aux folles dépenses de sa fille ; ses ruineux galas, ses toilettes extravagantes, attirent à Goneril les réprimandes de l’économe et débile monarque. C’en est assez pour qu’elle se décide à chasser son père. Il s’en va trouver Régane, un autre digne objet de sa tendresse, qui le reçoit baisant ses mains, s’agenouillant, et se demandant à part elle, au milieu de ces affectueuses démonstrations, comment elle pourrait bien faire pour se débarrasser au plus tôt par le crime d’un hôte si incommode. Du reste, en dépit de ses velléités tragiques, la pièce porte un caractère de sentimentalité bourgeoise et demi-plaisante. Leir est un larmoyeur débonnaire, ses filles aînées ressemblent à deux méchantes commères d’une petite ville de province. Shakespeare, s’emparant de l’étoffe, l’agrandit, y met du sien, — la force d’abord, l’élévation, le mouvement de son génie, puis ce flot d’amertume qui déborde de son grand cœur.

Si impersonnelle que soit la création, au vaste souffle de mélancolie qui la traverse, on reconnaît l’auteur. Là, comme dans la plupart de ses autres drames, Shakespeare a beau se soustraire à l’action, s’en désintéresser, quoi qu’il fasse, un coin de son visage perce toujours. Nous l’avons vu dans Hamlet, la plus subjective de ses figures, déverser avec son ironie les troubles de son âme, ses subtilités métaphysiques; pourquoi le Roi Lear, qui prend date tout de suite après, ne nous livrerait-il pas certains cris douloureux arrachés par l’ingratitude humaine à la conscience du comédien, au cœur même du père ? Shakespeare, qui eut deux filles, ne cessa de marquer sa prédilection à Suzanne, l’aînée, à laquelle, mourant, il laissa le meilleur de sa fortune, tandis que l’autre, Judith, obtint à peine un souvenir. Cette préférence, nous le savons, ne prouve rien, on pourrait même la retourner au besoin contre le père, et le mieux est, quand l’histoire se tait, de n’accuser personne. N’importe, ici la conjecture doit être permise, et quand je vois cette majesté dépouiller son costume préhistorique pour m’apparaître sous les traits d’un père de famille du XVIe siècle luttant contre l’égarement, je me demande si tout est fiction dans ce tableau sublime, et si quelque chose de cette douleur si humaine, si