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« A Providence, la capitale du Rhode-Island, cité modèle à bien des points de vue, belle et propre, centre de mille nobles activités, je tins une conversation sur ce sujet avec une dame qui prenait simplement les faits tels qu’ils étaient, me dit-elle, à sa connaissance, dans Worcester, dans Springfield, dans New-Haven et dans cent autres des plus pures cités américaines, et voici l’explication qu’elle en donnait. « Le premier devoir d’une femme est de paraître belle aux yeux des hommes, afin qu’elle puisse les attirer à elle et exercer sur eux une influence pour le bien, et non pas d’être une serve domestique, une esclave de la chambre des enfans, de la cuisine et de la chambre d’école. Tout ce qui nuit à une femme à cet égard est contre son légitime intérêt, et elle a le droit de le repousser, comme un homme repousserait un impôt qui serait injustement mis sur ses gains. La première pensée d’une femme doit être pour son mari et pour elle-même comme sa compagne en ce monde. On ne devrait permettre à rien de s’interposer entre ces deux êtres. » Je me hasardai à demander à cette dame, dont le mari était juste à côté de moi, si elle considérait que les enfans fussent une. barrière entre le père et la mère, disant que j’avais pour mon compte deux garçons et trois filles, et que je n’avais jamais soupçonné rien de pareil.— « Ils sont une barrière, me répondit-elle hardiment, ils prennent le temps de la mère, ils flétrissent sa beauté, ils ruinent sa vie. Si vous vous promenez dans les rues, vous remarquerez cent filles délicates qui viennent d’arriver à l’âge de femmes; dans un an, elles peuvent être mariées; dans dix ans, elles seront des sorcières et de vieilles femmes. Pas un homme ne fera attention à elles, leur beauté n’existant plus. Leurs maris ne trouveront plus de lustre dans leurs yeux, d’éclat sur leurs joues; elles auront donné leur vie à leurs enfans. »


Pour exprimer les choses en termes tout à fait clairs, les Américaines, s’il fallait en croire cette dame de Providence, considéreraient leurs devoirs d’épouse comme incompatibles avec tout autre devoir; elles résisteraient à être mères pour mieux être épouses. Est-il besoin de faire remarquer tout ce qu’il y a de grave dans un tel sentiment qui réduit le mariage à la simple union de l’homme et de la femme, et qui lui donne pour fin ce qui en a toujours été considéré comme le commencement. Vouloir aimer son mari le plus fortement possible est un sentiment Lien naturel, n’est-il pas vrai? Cependant si pour l’aimer mieux il faut aimer moins ses enfans, un tel sentiment aboutit à la dissolution du mariage chrétien et par suite à celle du lien social qui nous unit depuis des siècles. C’est l’avènement de la personnalité dans ce qu’elle a de plus excessif et de plus contraire à la solidarité humaine, non de cette solidarité bâtarde et malfaisante qu’on prêche de nos jours, et qui consiste simplement dans l’union des hommes de telle secte, de telle caste.