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mort naturelle. Une exacte enquête me montra que ce chiffre était quelque peu exagéré, mais qu’il était de bien peu au-dessus de la vérité... Une nuit, pendant que j’écrivais dans ma chambre, un coup de pistolet retentit près de ma fenêtre, je l’ouvris, et je vis un homme qui se tordait à terre. Au bout de quelques minutes, il fut emporté par ses camarades; personne ne suivit son assaillant, et j’appris le jour suivant que l’assassin n’était pas sous garde, que personne ne savait au juste où il était. En face de ma fenêtre, il y avait un puits où deux soldats étaient venus boire; un gentleman anglais qui se trouvait sur le balcon de Planter’s House entendit un des soldats dire à l’autre : « Regarde, voilà un savetier, tire sur lui. » À ces mots, son camarade leva son arme et fit feu. Le pauvre crépin rentra précipitamment dans sa boutique et ferma la porte. Il l’avait échappé belle, car la balle avait traversé la façade de sa maison et s’était logée dans le mur en face. On ne fit rien à ces deux soldats, et tous ceux à qui j’exprimai mon indignation d’une telle négligence de la part des officiers s’étonnèrent de ma surprise... Un meurtrier notoire vivait près de Central City; il était connu qu’il avait tué six ou sept hommes, mais nul ne pensa à intervenir jusqu’à ce qu’il fût pris sur le fait même. Quelques personnes s’imaginèrent qu’il était sincèrement contrit de ce qu’il avait fait, et lui-même, lorsqu’il buvait ses cocktails avec ses brutaux compagnons, avait coutume de dire qu’il était las de verser le sang. Un jour, traversant à cheval Central City, il rencontra un ami qu’il invita à boire. L’ami, qui ne désirait pas être vu plus longtemps en si mauvaise compagnie, déclina l’invitation, sur quoi le gredin tira son pistolet, et dit avec une comique pantomime de répugnance: « Bon Dieu! ne pourrai-je jamais venir dans la ville sans tuer quelqu’un? » et il envoya à son ami une balle dans le cœur. Saisi par la foule indignée, le gredin endurci fit un aveu sommaire, reçut un jugement sans appel, et subit un exhaussement nocturne au fameux cotonnier du fossé de la ville. »


Depuis deux ans néanmoins les choses ont changé en mieux, et une faible aurore de justice et d’ordre moral a commencé à luire. Deux hommes remarquables et un tout petit fait très puissant ont contribué à amener ce changement. Les deux hommes remarquables sont William Gilpin, gouverneur du Colorado, et le shérif Robert Wilson; le petit fait puissant, c’est la présence d’une douzaine de dames américaines et anglaises parmi ces brutes énergiques. William Gilpin, Pensylvanien d’antique famille, est le descendant de ce Gilpin qui fut le compagnon de William Penn. Le gouverneur du plus barbare district des États-Unis représente donc ce qu’il y a de plus pur dans la civilisation morale du passé de son pays, difficile situation, mais qui n’est pas plus singulière que celle des clercs et des administrateurs de la civilisation romaine en face des barbares.