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le jour de la cérémonie, entraient par la porte triomphale, où le sénat les attendait assis autour de l’empereur. Pour Germanicus, soit qu’un mot d’ordre eût été donné, soit qu’un mouvement spontané entraînât le peuple, comme il arrive dans de pareilles circonstances, Rome entière s’élança au-delà du Tibre; tous se précipitèrent sur la route, hommes, femmes, enfans, vieillards; la ville devint déserte. Qui ne sait avec quel enthousiasme et quel art le génie italien organise les manifestations? On alla au-devant du libérateur jusqu’au vingtième mille, c’est-à-dire jusqu’à sept lieues de Rome. Était-ce pour voir des Germains à la longue chevelure et leurs dépouilles? Était-ce pour insulter quelque chef enchaîné derrière le char? Non, c’était pour recevoir cette liberté tant promise que Germanicus rapportait, croyait-on, dans ses deux mains, c’était pour contempler ce héros bienfaisant dont le retour devait suffire pour faire disparaître Tibère. Tibère connaissait si bien les dispositions des Romains qu’il n’envoya sur la route que deux cohortes prétoriennes et garda toutes les autres auprès de lui; il est vrai que les soldats s’échappèrent et coururent mêler leurs joyeuses clameurs à celles de la foule. Que Germanicus fît un geste, qu’il dît une parole, qu’il donnât un signal, et cette multitude immense, qui lui appartenait, prenait feu. Toujours scrupuleux, toujours fidèle à Tibère, il observa la plus grande réserve; il avait placé autour de lui, sur son grand char, ses cinq petits enfans, afin de n’offrir aux yeux qu’un spectacle doux et souriant, afin de ne toucher les cœurs que par les émotions de la paternité et le souvenir des vertus domestiques. On l’accueillit avec ivresse, et l’on fut déçu; on le suivit en espérant encore, et toutes les espérances furent trahies.

Quelle que soit la valeur d’un homme, il ne vaut en politique qu’autant qu’il représente une idée et qu’il saisit l’occasion de la faire triompher. L’idée qui faisait la force de Germanicus, c’est qu’il était l’incarnation de la liberté romaine ou du moins des derniers soupirs vers la liberté. Il n’a rien fait pour cette idée, il a été un honnête serviteur, un timide citoyen, un impuissant ami, un chef involontaire ou volontairement paralysé; il s’est contenté des brises folles d’une popularité stérile, et, quand l’occasion s’est offerte par deux fois, il l’a repoussée. Dès ce moment, Germanicus ne comptait plus, il avait abdiqué. Il pouvait rester l’amour du peuple romain, mais dans la vie de l’humanité et dans le jeu de ses destinées Germanicus était rayé. Qu’il vécût à Rome ou loin de Rome, général ou fonctionnaire civil, heureux ou persécuté, applaudi ou délaissé, il avait trahi l’idée dont son père lui avait transmis le fardeau, il avait failli au plus beau rôle que l’histoire pût offrir à un homme; il était jugé, il n’était plus rien qu’une victime marquée par le ressentiment de Livie et de Tibère.