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régiment ; mais lorsque les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit l’œil. Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu’elle trouva ces messieurs moins beaux, moins grands, moins sveltes, moins distingués que son gendre futur. Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis garçons ni de beaux hommes ; mais le précieux inconnu était toujours mieux fait que celui-ci et plus élégant que celui-là.

Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires et disait à la veuve Humblot :

« Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils chercheraient querelle au prince qui les éclipse tous. »

Lorsqu’on fut aux dernières pages de l’album, la gamine devint plus mauvaise et plus harcelante que jamais.

« Nous n’en avons plus que quatre, disait-elle. L’espérance est au fond de la botte. Tout vient à point à qui sait attendre. J’ai dans l’idée que voici le héros du roman !… Quoi ! vous ne voulez pas du lieutenant Bouleau ? C’est pourtant un rude guerrier. Fils de ses œuvres, vingt-sept ans de service, dix-huit campagnes, la médaille militaire et la croix ! Tout le monde n’a pas la croix. Voyez donc la jolie balafre entre les sourcils !

— C’en est fait ! dit Min Humblot. Il n’est pas du régiment, et je suis la plus malheureuse des mères ! » La femme du colonel répondit :

« Pourquoi donc ? S’il n’est pas du régiment, cela prouve qu’il est dans la cavalerie, ou dans l’artillerie, ou dans le génie, ou dans l’état-major du maréchal. Êtes-vous bien pressée d’en avoir le cœur net ?

— Ah ! dame, oui. Pensez donc ! il y a un pauvre ange qui compte les minutes à l’hôtel.

— Eh bien ! je prends mon châle et mon chapeau. Blanchette gardera la maison et elle sera sage. »

Quand les deux mères furent dehors, Mlle Blanche Vautrin croisa ses deux grands bras maigres comme une héroïne de drame, et se promena de long en large dans le salon paternel.

Le théâtre représentait une grande salle meublée vers la fin du dix-huitième siècle et passablement flétrie par les hommes du dix-neuvième. Depuis cinquante ou soixante ans, les colonels de la garnison de Nancy s’étaient transmis de main en main cette tenture de soie à médaillons décolorés et les rideaux assortis. Plusieurs générations de guerriers s’étaient carrées dans les fauteuils ; quelques milliers de verres, vides de punch ou de sirop, avaient dessiné des ronds sur le marbre de la cheminée et sur deux vastes consoles d’un style riche, noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver dans tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. Les quelques meubles qu’il transporte avec lui se noient fatalement dans la banalité du fonds. Mme Vautrin était femme d’intérieur ; comme telle, elle brodait à la tâche des tapisseries dont Pénélope eût été jalouse,