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naire, de presque étrange aux yeux de bien des gens que l’obstination du roi à demeurer en Palestine. Sans le blâmer ouvertement, ceux qui, profitant du congé qu’il leur avait donné, se hâtaient de mettre à la voile, avaient grand soin de rappeler que les chefs des croisades précédentes n’avaient jamais donné de tels exemples et ne s’étaient pas fait de ces points d’honneur exagérés. Quant à ceux qui restaient avec lui par attachement à sa personne, par fidélité féodale, quelques-uns même par intérêt, ils n’en gémissaient pas moins de son entêtement, et ne se cachaient pas de dire que cette résolution n’était qu’un coup de tête et presque une folie. Ainsi, même par ses plus fidèles, le roi n’était pas compris. Qu’on juge donc quelle fut sa joie de se voir deviné, approuvé sans réserve, et par qui? Celui qui avait osé rompre en visière à tous ses conseillers, se faire son champion, soutenir non-seulement qu’il valait mieux rester en Palestine, mais que partir serait une honte, était-ce un fou? était-ce un courtisan? était-ce même un dévot? Non, malgré sa jeunesse, le sénéchal était déjà en grand renom de prud’homie; sa parole était écoutée, on le citait dans l’armée comme un modèle de loyauté et de bon sens non moins que de bravoure; le soupçonner de complaisance, personne ne l’eût osé; on le tenait plutôt pour quelque peu frondeur, car il n’aimait guère à se taire sur les choses qu’il n’approuvait pas; enfin il était chrétien, très bon chrétien, profondément religieux, naïf dans ses croyances à l’égal d’un enfant et scrupuleux observateur des moindres commandemens de l’église, mais il n’avait pas le goût et prenait rarement sa part de ces pieux exercices si longtemps prolongés, de ces pratiques à demi monacales, où le saint roi trouvait tant de douceurs, les douceurs d’une vie presque contemplative. La dévotion de Joinville, à en juger par maint passage de son livre, n’excluait pas en lui, sur les matières de foi, un certain tour d’esprit facile et enjoué. Les exemples en sont bien connus.

Ainsi le roi l’aborde un jour et le prie de lui dire ce qu’il aimerait mieux d’être lépreux ou d’avoir fait un péché mortel ? — « Moi, qui jamais ne lui mentis, dit Joinville, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux. » Comme il y avait là du monde, le roi se tut, ne voulant pas faire en public la leçon au sénéchal, mais le lendemain il l’appelle à huis clos, le fait asseoir à ses pieds et lui dit : « Comment hier me dites-vous cela? — Sire, je le dis encore, reprend Joinville. — Vous parlâtes en étourdi et en fou, car il n’y a pas lèpre si laide que d’être en péché mortel... Aussi je vous prie, pour l’amour de Dieu et de moi, d’habituer votre cœur à mieux aimer que tout mal advienne à votre corps par lèpre ou autre maladie que si le péché mortel venait dans votre âme. » — « Une autre fois le roi, dit-il, me demanda si je lavais les pieds