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la douce malice de ce roi qui fait attendre son approbation pour l’exprimer ensuite d’une façon si aimable; mais ne sent-on pas aussi quels liens profonds et tout nouveaux allaient attacher l’un à l’autre ces deux cœurs qui venaient de s’entendre? Joinville seul avait compris le roi. C’était bien le même sentiment, le même scrupule charitable, le même amour des captifs, la même inspiration chrétienne qui avait suggéré et la résolution du maître et le conseil du serviteur.

Deux ans auparavant, au moment où le jeune sénéchal allait quitter son château de Joinville, un de ses voisins, un de ses parens, le sire de Bourlemont, lui avait dit adieu en ces termes : « Vous vous en allez outre-mer; or prenez garde au retour, car nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut revenir qu’il ne soit honni, s’il laisse aux mains des Sarrasins le menu peuple, de notre Seigneur en compagnie duquel il est allé. » Ces graves et belles paroles, Joinville les entendait toujours à son oreille, et quand après de premiers succès presque miraculeux, après la prise de Damiette sans coup férir, il vit ses frères les croisés payer de revers inouis leur imprudent courage, leur relâchement et leur indiscipline, puis la fièvre et la peste abattre peu à peu ceux que le fer épargnait, et l’armée presque entière, son roi, ses principaux chefs, tomber aux mains des infidèles, les paroles du sire de Bourlemont se gravèrent encore plus avant dans son cœur, et il se fit serment de demeurer en Palestine et de servir au besoin quelque baron chrétien comme le prince d’Antioche plutôt que d’être honni au retour pour avoir, sans pitié, laissé aux bords du Nil dans un dur esclavage le menu peuple du Seigneur avec lequel il s’en était allé. Quant au roi, il n’avait eu besoin ni de conseils ni d’avertissemens pour se préoccuper des malheureux demeurés en Égypte. S’ils étaient encore prisonniers, ce n’était pas faute que, prisonnier lui-même, il n’eût obstinément stipulé leur retour. Avec quel héroïsme n’avait-il pas rejeté tout projet de rançon personnelle, tout traité séparé qui n’aurait profité qu’aux riches! Il ne voulut entendre à rien qu’à un traité comprenant tout le monde, et vingt fois il risqua de tout rompre, au grand effroi de ceux qui l’entouraient, plutôt que de permettre, pour sauver plus sûrement sa personne, qu’un seul captif fût oublié. Mais parvenu à Saint-Jean d’Acre, il eut la douleur d’apprendre que les vaisseaux destinés aux captifs revenaient vides, que les émirs, soit impuissance, soit mauvaise foi, manquaient à leur parole, et que douze mille chrétiens peut-être restaient exposés aux tortures, à la mort ou à l’apostasie, cet autre genre de mort qui le désespérait le plus.

De là le parti aussitôt pris avec lui-même de travailler à leur délivrance et de rester en Orient jusqu’à ce qu’il les eût sauvés.