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jours dispos, toujours ferme et sensé, ce cœur compatissant et vraiment généreux. On assiste dans le récit de Joinville aux progrès de cette amitié : chaque jour deviennent plus fréquentes les occasions où le roi lui demande conseil, et fait appel à son sang-froid en lui confiant des missions difficiles; mais il ressort en même temps de ce récit que, vivant alors sous la tente, presque toujours avec ses chevaliers, Joinville ne voyait encore le roi que rarement et souvent même en était séparé. Ce ne fut vraiment qu’après la captivité, après la sortie d’Egypte, sur le sol de la Palestine, que le monarque contracta l’habitude d’avoir le sénéchal constamment près de lui.

Déjà pendant la traversée, qui dura six jours, il lui avait donné les soins les plus particuliers. Joinville était malade; le roi le prit sur son vaisseau, le fit asseoir à son côté et ne cessa de l’entretenir ou de l’interroger sur leurs communes infortunes. « Alors il me conta, dit Joinville, comment il avait été pris, et comment il avait négocié sa rançon et la nôtre avec l’aide de Dieu, et il me fit conter comment j’avais été pris moi-même. » Dans ces conversations, le roi, à cœur ouvert, lui parle de ses frères et des chagrins qu’ils lui causent, combien il pleure le comte d’Artois, qui venait de mourir si follement, mais si bravement à Mansoura. Ce n’est pas lui qui, comme le comte de Poitiers, se serait abstenu de venir l’embrasser après sa délivrance, ou qui, comme le comte d’Anjou, à deux pas de lui, sur son propre navire, passerait tout son temps à jouer aux dés. Pendant qu’ils devisent ainsi, on est en vue de Saint-Jean d’Acre, on aborde, on descend à terre, et Joinville, dans un état complet de dénûment, les infidèles lui ayant tout dérobé pendant qu’il était prisonnier, reste d’abord en ville pour aviser au moyen de se vêtir et de s’équiper. « Quand je me fus arrangé, dit-il, j’allai voir le roi, et il me gronda, et me dit que je n’avais pas bien fait quand j’avais tant tardé à le voir, et il me commanda, tout autant que son amour m’était cher, de manger avec lui tous les jours, et le soir et le matin. » L’affection du roi, comme on voit, ne laissait (las déjà que d’être vive, mais elle fut portée au comble dans une circonstance que Joinville nous rapporte, et dont à son insu il compose un délicieux tableau.

Il s’agissait d’une grave question. Le roi, rendu à la liberté, que devait-il faire? S’en retourner en France, ou demeurer en Palestine? Avant de se résoudre, il voulut consulter les nobles compagnons qui lui restaient encore. Un dimanche (19 juin 1251), il envoya chercher ses frères, le comte de Flandre, le légat, tous les barons venus avec lui de France et ceux dont les pères, au temps des premières croisades, avaient fondé des châteaux et des fiefs en Syrie, puis il leur dit que la reine, sa mère, lui demandait avec