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neuf chevaliers, lui offrit de s’entendre pour louer à frais communs un navire à Marseille. Joinville accepta, et ils convinrent qu’ils feraient transporter par charrettes le bagage encombrant, le harnais, jusqu’à Auxonne, où ils le mettraient en bateaux sur la Saône pour descendre jusqu’à Lyon, puis sur le Rhône jusqu’à Arles.

Pendant que Joinville combinait ces apprêts du départ, le roi avait convoqué à Paris tous les barons du royaume pour leur demander sous serment de garder foi et loyauté à ses enfans, si quelque chose lui arrivait dans le voyage. Joinville s’était rendu à cet appel du roi, et celui-ci lui demanda de s’engager comme les autres. « Mais je ne voulus point faire de serment, dit-il, car je n’étais pas son homme. » Aurait-on pu prévoir, après un tel début, que ce jeune sénéchal de Champagne serait bientôt pour le roi de France plus qu’un vassal et plus qu’un serviteur?

Il ne partit pas avec lui : il retourna près de ses gens, rejoignit son cousin, se mit en route, et ce fut seulement au mois d’août qu’ils achevèrent de traverser la France, moitié par terre, moitié par eau jusqu’à la Roche-de-Marseille, où ils entrèrent dans leur vaisseau. Nous ne résistons pas à citer comme exemple de la couleur de ce récit le peu de mots qui peignent le moment du départ. Il avait fallu embarquer non-seulement le harnais et les hommes, mais les chevaux, « ces grands destriers » qu’on avait menés par terre à côté des bateaux. Ils étaient entrés par une porte ouverte au flanc du navire, puis on ferma la porte et « on la boucha bien, nous dit Joinville, comme quand on noie un tonneau, parce que quand le vaisseau est en mer toute la porte est dans l’eau. Quand les chevaux furent dedans, notre maître nautonier cria à ses nautoniers qui étaient à la proue du vaisseau et leur dit : « Votre besogne est-elle prête? » Et ils répondirent : « Oui, sire, que les clercs et les prêtres s’avancent. » Aussitôt qu’ils furent venus, il leur cria : « Chantez, de par Dieu ! » Et ils s’écrièrent tout d’une voix : Veni, Creator spiritus. Et le maître cria à ses nautoniers : « Faites voile, de par Dieu! » Et ainsi firent-ils. Et en peu de temps le vent frappa sur les voiles et nous eut enlevé la vue de terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l’eau, et chaque jour le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. Et par là je vous montre que celui-là est un fou bien hardi qui s’ose mettre en tel péril avec le bien d’autrui ou en péché mortel, car l’on s’endort le soir là où on ne sait si l’on se trouvera au fond de la mer au matin. »

Après la navigation la plus lente et la plus difficile, ils touchèrent enfin l’île de Chypre, qui depuis le dernier siècle appartenait aux Lusignan. C’était le rendez-vous de la flotte. Le roi les avait précédés : il était descendu à terre et attendait pour continuer sa