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commencement du XVIe siècle. Or que résulta-t-il de ce savant labeur? Que, la traduction luttant d’obscurité avec le texte qu’elle devait éclaircir, le public n’en fit aucun usage. Il eût fallu qu’un nouvel interprète prît à son tour la peine de lui traduire la traduction.

Heureusement pour Joinville, un érudit mieux avisé et d’un sens plus pratique s’est chargé de ses intérêts. Ce simple remaniement de phrases et de mots qui, sans presque toucher à la physionomie d’un écrivain du XIIIe siècle, suffit à le rendre clair, M. Natalis de Wailly l’a entrepris et s’en est acquitté avec un art discret, mesuré, respectueux, dont on ne peut assez lui savoir gré. Ce n’est ni une traduction, ni un commentaire, et c’est pourtant la clarté même. Dans ce texte rajeuni et d’un aspect encore si vieux, pas une aspérité, tout est courant, tout est facile. Nous défions la syntaxe moderne, avec ses précautions logiques si habiles et si multipliées, de mieux garantir le lecteur contre l’incertitude et l’amphibologie, et cependant le texte est serré de si près, vous le côtoyez si bien, vous en suivez si constamment les mouvemens et les contours, qu’au bout de quelques pages l’illusion vous gagne; vous oubliez qu’un guide vous conduit, que vous êtes en terrain neutre : c’est Joinville que vous croyez suivre, c’est lui-même que vous lisez.

Le problème est donc résolu : voilà cette œuvre impénétrable qui devient accessible à tous, et ce n’est pas aux gens du monde seulement que l’éditeur nouveau prétend avoir affaire : il s’adresse avant tout à ses confrères, les érudits, leur met en main les pièces du procès, et joue avec eux cartes sur table. Dans une édition précédente, sa version était isolée, et semblait ainsi se soustraire à un contrôle sérieux, ou du moins le rendre difficile, puisqu’il fallait, pour entreprendre un examen comparatif, se procurer comme on pouvait un des termes de comparaison, le texte original, et consulter, chose incommode, deux volumes simultanément. Cette fois les deux textes sont en regard l’un de l’autre, dans le même volume, page pour page, ainsi qu’on a coutume d’en user pour quelques traductions d’auteurs grecs ou latins. Ce procédé a l’avantage d’être à la fois loyal et rassurant. Le lecteur même hors d’état de lire à lui seul couramment le texte original peut, en suivant la version rajeunie, s’édifier, chemin faisant, et, grâce aux clartés qu’elle lui donne, en reconnaître la valeur et la fidélité. Quelques coups d’œil jetés de temps en temps sur la page opposée lui font constater par lui-même si tous les élémens de ces phrases qui d’abord lui semblaient lettres closes sont conservés et mis en place avec exactitude et bonheur. Quant aux habiles, nous croyons pouvoir dire qu’aucun d’eux ne saurait méconnaître à quel point l’au-